Un être qui ressemblait à un singe s’approcha de lui et leva la main.
— Jugement ! dit-il d’une voix profonde.
La prière de Bold retentit dans son esprit, et Kyu se rendit compte que Bold et ce singe étaient liés, d’une façon ou d’une autre.
— Rappelle-toi : ce que tu endures à présent résulte de ton karma, disait Bold. C’est le tien ; il n’est à personne d’autre. Implore le pardon. Un petit dieu blanc et un petit démon noir vont apparaître, et compter les cailloux blancs et les cailloux noirs de tes actions, bonnes et mauvaises.
Et c’est ce qui arriva. Le diablotin blanc, blanc comme un œuf, et le diablotin noir, noir comme l’onyx, arrachaient du sol des monceaux de pierres noires et blanches, qui paraissaient, à la grande surprise de Kyu, s’équilibrer. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais accompli la moindre bonne action.
— Vous serez effrayé, terrifié, impressionné.
Mais non ! Ces prières étaient pour une autre sorte de morts, pour les gens comme Bold.
— Tu essaieras de mentir, de dire que tu n’as commis aucune mauvaise action.
Je ne dirai jamais une chose aussi ridicule.
Soudain, le Seigneur de la Mort, sur son trône, remarqua Kyu, et malgré lui, Kyu flancha.
— Apportez le miroir du karma, dit le dieu avec un horrible sourire grimaçant, les yeux luisants comme des charbons ardents.
— N’aie pas peur, fit la voix de Bold, dans sa tête. Ne dis pas de mensonges, ne sois pas terrifié, ne crains pas le Seigneur de la Mort. Le corps dans lequel tu es à présent n’est qu’un corps mental. Tu ne peux pas mourir dans le bardo, même s’ils te déchiquètent en morceaux.
Merci, songea Kyu, mal à l’aise. C’est tellement réconfortant.
— Voici venu le moment du jugement. Cramponne-toi, aie de bonnes pensées ; rappelle-toi : tous ces événements sont tes propres hallucinations, la vie qui t’attend dépend de tes pensées en cet instant. Un unique moment d’existence peut faire une grande différence. Ne te laisse pas distraire quand les six lumières apparaîtront. Considère-les avec compassion. Contemple le Seigneur de la Mort sans crainte.
Le dieu noir leva un miroir et le dirigea si adroitement vers Kyu que celui-ci y vit son propre visage, aussi noir que celui du dieu. Il vit que le visage était l’âme nue elle-même, et que la sienne était aussi noire et terrible que celle du Seigneur de la Mort. C’était le moment de vérité ! Et il devait se concentrer, ainsi que Bold le lui rappelait. Pendant ce temps, le charivari frénétique se poursuivait, hurlant, grinçant, tonitruant, autour de lui. Toutes les punitions et toutes les récompenses possibles étaient distribuées en même temps, et il ne pouvait s’empêcher d’en être contrit.
— Pourquoi le noir est-il le mal et le blanc le bien ? demanda-t-il au Seigneur de la Mort. Je n’ai jamais vu les choses comme ça. Si tout cela est le reflet de ma pensée, alors pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi mon Seigneur de la Mort n’est-il pas un grand marchand d’esclaves arabe, comme dans mon village ? Pourquoi vos agents ne sont-ils pas des lions et des léopards ?
Mais le Seigneur de la Mort était un marchand d’esclaves arabe, il le voyait à présent ; un minuscule Arabe gravé en creux sur le front noir du dieu regardait Kyu et lui faisait de grands signes. Celui qui l’avait capturé et emmené jusqu’à la côte ; et parmi les cris des malheureux déchiquetés rugissaient des lions et des léopards qui dévoraient avidement les entrailles des victimes encore vivantes.
Rien que mes propres pensées, se rappela Kyu, qui sentait la peur monter dans sa gorge. Ce royaume était comme le monde des rêves, mais plus solide ; plus concret, même, que le monde éveillé de la vie qu’il venait de vivre ; démesurément plein de lui-même, de sorte que les feuilles des buissons (dans des pots de céramique !) sourdaient comme des feuilles de jade, pendant que le trône de jade du dieu palpitait d’une consistance qui dépassait de beaucoup celle de la pierre. De tous les mondes, le bardo était celui de la réalité ultime.
Le blanc visage de l’Arabe sur le front noir riait et piaulait, « Condamné ! », et l’énorme visage noir du Seigneur de la Mort rugissait, « Condamné à l’enfer ! ». Il lança une corde autour du cou de Kyu et le traîna à bas de l’estrade. La corde lui arracha la tête, lui arracha le cœur, les entrailles, le vida de son sang, dénuda ses os ; et pourtant Kyu ne mourait pas. Le corps en mille morceaux, il revivait toujours. Et tout recommençait, tout cela dans une douleur intense. Torturé par la réalité. La vie est une chose d’une extrême réalité ; la mort aussi.
Les idées sont implantées dans l’esprit de l’enfant comme des graines ; elles peuvent pousser jusqu’à régner sur la vie.
La défense : Je n’ai rien fait de mal.
La souffrance se décomposa en angoisse, regret, remords ; nausée devant ses vies passées et le peu qu’elles lui avaient valu. En cette heure terrible, il les sentait toutes sans pouvoir vraiment se les rappeler. Mais elles avaient eu lieu ; oh, sortir de la roue sans fin du feu et des larmes. Le chagrin et la douleur qu’il éprouvait alors étaient pires que le supplice de l’écartèlement. La solidité du bardo s’effrita et il fut assailli par la lumière qui explosait dans ses pensées, à travers laquelle le palais du jugement ne pouvait être vu que comme une sorte de voile, ou une peinture dans l’air.
Mais Bold était là, et il était jugé à son tour. Bold, le singe à la tête rentrée dans les épaules, la seule personne qui avait eu une quelconque importance pour Kyu depuis sa capture. Kyu réprima le désir de l’appeler à l’aide ; il ne voulait pas distraire son ami en ce moment précis, ce moment entre tous, le dernier, dans l’infinité des moments, où il avait besoin d’être distrait. Néanmoins, quelque chose avait dû échapper à Kyu, un gémissement de l’esprit, une pensée angoissée ou un appel au secours, parce qu’une furieuse bande de démons à quatre bras entraînèrent Kyu, l’emmenèrent à un endroit d’où il ne voyait pas le jugement de Bold.
Puis il se retrouva bel et bien en enfer, et la souffrance fut le moindre de ses tourments, aussi superficielle que des piqûres de moustique par rapport à la souffrance profonde, océanique, de sa déréliction. L’angoisse de la solitude ! Explosions colorées, mandarine, citron vert, vif argent, chaque teinte, plus acide que la précédente, lui brûla la conscience d’une angoisse chaque fois plus profonde. J’erre dans le bardo, sauve-moi ! Sauve-moi !
Et Bold se retrouva là, avec lui.
Ils étaient dans leur propre corps et ils se regardaient. La lumière devint plus claire, moins pénible pour les yeux ; un unique rayon d’espoir troua les profondeurs du désespoir de Kyu, comme une lanterne de papier solitaire entrevue de l’autre côté du lac de l’Ouest. Tu m’as retrouvé, dit Kyu.
Oui.
C’est un miracle que tu m’aies retrouvé ici.
Non. On se retrouve toujours, dans le bardo. Nos chemins se croiseront tant que les six mondes tourneront dans ce cycle du cosmos. Nous faisons partie d’une jati karmique.
Qu’est-ce que c’est ?
La jati ? Ta sous-caste, ta famille, ton village. Elle se manifeste diversement. Nous sommes tous arrivés ensemble dans le cosmos. De nouvelles âmes naissent dans le néant, mais pas souvent, surtout à ce stade du cycle, parce que nous sommes dans le Kali-yuga, l’Âge de la Destruction. Quand de nouvelles âmes apparaissent, ça arrive comme une graine de pissenlit, des âmes comme des graines, portées par le vent du dharma. Nous sommes tous des graines de ce que nous pourrions être. Mais les nouvelles graines flottent de concert et ne s’éloignent jamais de beaucoup ; c’est mon avis. Nous avons déjà traversé bien des vies côte à côte. Notre jati a été particulièrement unie depuis l’avalanche. Le destin nous a liés. Nous montons ou nous tombons ensemble.