Mais je ne me rappelle pas les autres vies. Et je ne me rappelle personne de cette vie passée, en dehors de toi. Je ne reconnais que toi ! Où sont les autres ?
Tu ne m’avais pas reconnu non plus. C’est nous qui t’avons retrouvé. Tu ne cessais de t’éloigner de la jati depuis bien des réincarnations, maintenant, toujours plus bas, plus bas en toi seul, dans des lokas de plus en plus bas. Il y a six lokas : ce sont les mondes, les royaumes, de la renaissance et de l’illusion. Le ciel, le monde des devas ; puis le monde des asuras, ces géants toujours en conflit ; puis le monde humain ; puis le monde animal ; puis le monde des prêtas, ou des fantômes affamés ; puis l’enfer. Nous nous déplaçons entre eux au gré des changements de notre karma, vie après vie.
Combien sommes-nous dans cette jati ?
Je ne sais pas. Une douzaine peut-être, ou une demi-douzaine. Les contours du groupe sont un peu flous. Certains s’en vont et ne reviennent que beaucoup plus tard. Nous étions un village, en ce temps-là, au Tibet. Mais il y avait des visiteurs, des marchands. De moins en moins chaque fois. Les gens se perdent, ou tombent. Comme toi. Quand le désespoir frappe.
Rien que de l’entendre, ce mot envahit Kyu : désespoir. Bold devint transparent.
Bold, aide-moi ! Que dois-je faire ?
Aie de bonnes pensées. Écoute, Kyu, écoute – nous sommes pareils à nos pensées. Tels nous pensons, tels nous sommes. Tout le temps comme partout. Parce que les pensées sont des choses, mères de toutes les actions, bonnes ou mauvaises. Tel nous semons, tel nous récolterons.
J’aurai de bonnes pensées, ou j’essaierai, mais que dois-je faire ? Que dois-je chercher ?
Les lumières te mèneront. Chaque monde a sa propre couleur ; la lumière blanche des devas, la verte des asuras, la jaune des humains, la bleue des animaux, la rouge des fantômes, et celle, couleur de fumée, de l’enfer. Ton corps apparaîtra de la couleur du monde dans lequel tu dois retourner.
Mais nous sommes jaunes ! fit Kyu en regardant sa main. Et Bold était aussi jaune qu’une fleur.
Ça veut dire que nous devons réessayer. Essayer et essayer encore, vie après vie, jusqu’à ce que nous parvenions à la sagesse du Bouddha et que nous soyons enfin libérés. Parfois, alors, certains décident de regagner le monde des humains, pour aider les autres sur le chemin de la libération. Ceux-là s’appellent les bodhisattvas. Il se pourrait que tu sois l’un d’eux, Kyu. Je vois en toi. Écoute-moi, maintenant. Tu devras bientôt fuir pour sauver ta vie. Des choses vont te pourchasser, et tu te cacheras. Dans une maison, une grotte, la jungle, une fleur de lotus. Autant de ventres maternels. Tu auras envie de rester dans ta cachette, pour échapper aux terreurs du bardo ; mais c’est là que se trouvent les prêtas, et tu deviendras un fantôme. Si tu veux t’en sortir, tu dois émerger à nouveau. Choisis ta porte, un ventre maternel, ni attirant ni repoussant. Les apparences peuvent être trompeuses. Va comme bon te semblera. Écoute ton cœur. Essaie d’abord d’aider d’autres esprits, comme si tu étais déjà un bodhisattva.
Je ne sais pas comment faire !
Apprends. Sois attentif et apprends. Tu dois suivre, ou tu perdras la jati pour de bon.
Puis ils furent attaqués par d’énormes lions à la crinière pleine de sang, qui rugissaient furieusement. Bold partit dans une direction et Kyu dans une autre. Kyu courut et courut, un lion sur les talons. Il tourna entre deux arbres, sur un chemin. Le lion continua tout droit, perdant sa trace.
À l’est, il vit un lac où glissaient des cygnes noirs et blancs. À l’ouest, un lac dans lequel se baignaient des chevaux ; au sud, un semis de pagodes ; au nord, un lac avec un château au milieu. Il prit vers le sud, vers les pagodes, avec la vague impression que ç’aurait été le choix de Bold ; sentant aussi que Bold et le reste de sa jati étaient déjà là-bas, en train de l’attendre, dans l’un des temples.
Il arriva aux pagodes. Il s’aventura d’un bâtiment au suivant, regardant par les portes, choqué par des visions de foules désemparées, se battant contre des gardes et des surveillants à tête de hyène, ou les fuyant ; un enfer de village, où chaque futur possible était catastrophique, terrifiant. La Mort y était née.
Beaucoup de temps passa dans cette horrible quête, et puis il vit, par les portes d’un temple, sa jati, sa cohorte, Bold et tous les autres, Shen, I-Li, Dem – sa mère –, Zheng He, tout le monde. Il les reconnut aussitôt – Oh, se dit-il, évidemment. Ils étaient nus, ruisselants de sang, néanmoins prêts à partir en guerre. Puis les hyènes se mirent à hurler, et Kyu fuit dans la lumière jaune, crue, du matin, à travers les arbres, sous le couvert des herbes à éléphant. Les hyènes erraient parmi les hautes herbes, et il continua entre les lames coupantes d’une touffe brisée pour s’y réfugier.
Pendant longtemps, il resta tapi dans l’herbe jusqu’à ce que les hyènes se dispersent, alors que les appels de sa jati l’imploraient de revenir. Il demeura caché là pendant une longue nuit pleine de sons affreux, de créatures massacrées et dévorées ; mais il était sain et sauf ; et le matin revint. Il décida de partir vers le nord et découvrit que la route était coupée. Les herbes tranchantes comme des lames avaient poussé, et il était encerclé par de longues épées dardées vers lui, qui le coupaient en grandissant. Ah, se dit-il, c’est un ventre maternel. J’en ai choisi un sans le vouloir, sans écouter Bold, séparé de ma famille, inconscient et apeuré. Le pire choix possible.
Et pourtant, rester là serait devenir un fantôme affamé. Il devait se soumettre. Il devait renaître. Il gémit à l’idée de cette malédiction, se maudit, se traita d’imbécile. Essaye d’avoir un peu plus de présence d’esprit, la prochaine fois, se dit-il, un peu plus de courage ! Ce ne serait pas facile ; le bardo était un endroit terrifiant. Mais maintenant qu’il était trop tard, il décida qu’il devrait essayer. La prochaine fois !
Et c’est ainsi qu’il réintégra le royaume humain. Ce qui leur arriva, à ses compagnons et à lui-même, la fois suivante, ce n’est pas à nous de le dire. Partis, partis, complètement au-delà ! Salut à tous !
LIVRE 2
LE HAJ AU CŒUR
1. Le coucou du village
Il arrive parfois qu’il y ait une confusion, et que l’âme cherchant à se réincarner entre dans un ventre déjà occupé. Il y a alors deux âmes dans le même bébé, et c’est la bagarre. Une mère sent ce genre de chose, le bébé qui se roue de coups dans son ventre, en lutte avec lui-même. Puis il naît, et le choc de la naissance le fait se tenir tranquille pendant un moment, le temps pour lui d’apprendre à respirer, et de se faire à la vie. Ensuite, le combat des deux âmes pour la possession de ce petit corps reprend. C’est la colique.
Un bébé qui a la colique pleure comme si on le battait, se tord de douleur, en proie à de violentes convulsions, pendant des heures et des heures. Ce n’est pas une surprise, deux âmes se battent en lui, et pendant plusieurs semaines le bébé va pleurer, les entrailles torturées par ce conflit. Rien ne peut soulager sa détresse. C’est le genre de situation qui ne peut pas s’éterniser, car une telle souffrance est bien trop intense pour un si petit corps. Dans la plupart des cas, l’âme du coucou parvient à chasser la première, et le corps finit par retrouver la paix. Mais il arrive, parfois, que la première âme l’emporte sur celle du coucou, et que les choses se passent comme elles auraient dû se passer. Ou sinon, dans quelques rares cas, aucune des deux n’a suffisamment de force pour chasser l’autre, et la colique continue, pendant que le bébé grandit, personnalité divisée, confuse, erratique, déséquilibrée, sujette à la folie.