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Kokila était née à minuit. La dai l’avait sortie du ventre de sa mère en disant :

— C’est une fille, pauvre petite chose !

Sa mère, Zaneeta, l’avait serrée fort sur son cœur, et avait dit :

— Ce n’est pas grave, on t’aimera quand même.

Elle avait à peine une semaine quand la colique commença. Elle vomit le lait de sa mère et pleura désespérément toute la nuit. Très vite, Zaneeta oublia ce que ce joyeux bébé avait été, une sorte de larve placide lui tétant le sein, découvrant le monde en gazouillant, émerveillée. En proie à la colique, le bébé pleurait, hurlait, gémissait, gigotait. C’était horrible à voir. Zaneeta ne pouvait rien faire ; que la prendre dans ses bras, et lui mettre une main sur le ventre, sentant les muscles du bébé se contracter, le plaçant tête en bas contre sa hanche. Il y avait quelque chose dans cette position, peut-être les efforts qu’elle faisait pour essayer de redresser la tête, qui la calmait. Mais cela ne marchait pas toujours, et jamais très longtemps. Alors les convulsions et les hurlements recommençaient, rendant Zaneeta quasi folle. Elle devait nourrir son mari, Rajit, et ses deux sœurs aînées. En outre, ayant donné naissance à trois filles les unes à la suite des autres, elle n’avait plus les faveurs de son mari, et ce dernier bébé était insupportable. Zaneeta essaya de dormir avec elle chez les femmes, mais, si gentilles qu’elles soient, quand elles avaient leurs règles, elles ne supportaient pas les cris du nourrisson. Elles aimaient bien rester entre elles. Ce n’était pas un endroit pour un bébé. Zaneeta fut bientôt contrainte de dormir avec Kokila dehors, contre le mur de la maison de sa famille, où elles finissaient par trouver quelques moments de sommeil, entre deux séances de cris.

Cela dura à peu près deux mois, puis cela s’arrêta. Ensuite, le bébé eut le regard changé. La dai qui l’avait mis au monde, Insef, lui pris le pouls, lui examina les yeux, goûta ses urines et déclara qu’une autre âme avait fini par s’emparer du bébé, mais que ce n’était pas bien grave, que cela arrivait à de nombreux bébés, et que c’était même un mieux – l’âme la plus forte l’ayant emporté.

Mais, après toutes ces épreuves, Zaneeta considérait Kokila avec appréhension ; et pendant toute son enfance, Kokila lui renvoya son regard, à elle et au reste du monde, avec une sorte de sauvagerie et de noirceur, comme si elle se demandait où elle était et pourquoi. C’était en fait une petite fille perturbée et souvent en colère, mais très habile à enjôler les autres, aussi câline que braillarde, et surtout, de toute beauté. Elle était également très forte, et rapide. Dès l’âge de cinq ans elle fut plus une aide qu’une charge pour la maisonnée. Entre-temps, Zaneeta avait eu deux autres enfants, dont le dernier était un garçon, leur soleil à tous – loués soient Ganesh et Kartik ! Avec tout le travail qu’il y avait, elle appréciait que Kokila soit si débrouillarde, si indépendante.

Bien sûr, le petit garçon, Jahan, était le centre de la maisonnée, et Kokila n’était que la plus douée des filles de Zaneeta. Elle était très occupée à grandir, et Zaneeta la connaissait beaucoup moins bien que Rajit ou Jahan – ce dernier mobilisant son attention.

Kokila put donc en faire à peu près à sa tête pendant quelques années. Insef disait souvent que l’enfance était le moment le plus agréable de la vie d’une femme ; une petite fille, ça n’avait pas vraiment affaire aux hommes, ça se contentait de donner un coup de main à la maison et aux champs. Mais la dai se faisait vieille. Elle tenait sur le mariage et sur l’amour des propos cyniques, ayant souvent constaté à quel point cela finissait mal, pour elle comme pour les autres. Kokila n’était pas plus disposée à l’écouter qu’une autre. Pour dire la vérité, il semblait qu’elle n’écoutait pas grand monde. Elle regardait les gens avec ce genre d’air effarouché que l’on voyait souvent dans les yeux des animaux surpris dans la forêt, et parlait peu. Elle avait l’air d’aimer travailler toute la journée au-dehors. Elle regardait son père sans rien dire, en ouvrant de grands yeux. Les autres enfants du village ne l’intéressaient guère, à l’exception d’une petite fille qu’on avait trouvée un matin chez les femmes alors qu’elle était encore tout bébé. Insef élevait cette orpheline pour être la prochaine dai. Elle l’avait appelée Bihari. Très souvent, Kokila passait au petit matin prendre Bihari dans la hutte de la dai avant de vaquer à ses travaux ménagers. Elle ne lui parlait guère plus qu’aux autres, mais lui montrait les choses et, surtout, prenait la peine de l’emmener partout, ce qui étonnait Zaneeta. L’orpheline n’avait rien d’extraordinaire après tout, ce n’était qu’une petite fille comme les autres. Mais c’était encore un des mystères de Kokila.

Dans les mois précédant la mousson, le travail de Kokila et de la maisonnée s’accrut pendant plusieurs semaines. Se réveiller à l’aube et garnir le feu. Traverser le village à la fraîcheur du matin, dans l’air encore vierge de toute poussière. Aller chercher Bihari à la petite hutte de la dai, dans les bois. Descendre aux feuillées, se laver, puis retour au village pour y prendre les cruches, et remonter la rivière. Passer aux mares, où les femmes étaient déjà en train de faire la lessive, et continuer jusqu’au trou d’eau. Remplir les cruches et les trimballer de nouveau, énormes et lourdes, vers le village, en s’arrêtant souvent pour se reposer. Puis nouvelle expédition dans la forêt à la recherche de bois pour le feu. Cela pouvait prendre toute la matinée. Ensuite, retour aux champs, à l’ouest du village, où son père et ses frères avaient des terrains, pour y semer l’orge et le blé. Ils étalaient les semailles sur quelques semaines, de telle sorte que les grains mûrissaient pendant tout le mois des récoltes. La rangée de cette semaine était rabougrie, les épis petits, mais Kokila lança ses graines dans la terre labourée sans penser à rien ; puis, dans la chaleur du jour, elle alla s’asseoir avec les autres femmes. Ensemble, elles mélangèrent les graines pilées avec de l’eau pour en faire de la pâte à pain, tournèrent les chapatis, en cuirent quelques-uns. Après cela, elle alla voir leur vache. Quelques mouvements du doigt dans son rectum provoquèrent un jaillissement de bouses qu’elle recueillit encore chaudes dans ses mains, et dont elle fit des pâtés auxquels elle adjoignit un peu de paille avant de les mettre à sécher, et de les poser sur le mur de pierre et de tourbe qui délimitait le champ de son père. Après cela elle emporta quelques pâtés de bouse séchée à la maison, en plaça dans le feu et descendit à la rivière pour se laver les mains et nettoyer les vêtements sales : quatre saris, des dhotis, des draps. Puis, dans la lumière déclinante du jour, la chaleur et la poussière dorant toute chose, retour à la maison, pour faire cuire des chapatis et du daal bhat sur le petit poêle en argile près du foyer.

Peu après la tombée de la nuit, Rajit rentrait chez lui. Zaneeta et les filles l’entouraient d’attentions, et ce n’est qu’après avoir mangé le daal bhat et les chapatis qu’il commençait à se détendre. Si la journée s’était bien passée, il en parlait un peu à Zaneeta. Sinon, il se taisait. Mais d’ordinaire il parlait des transactions concernant les terres et les animaux. Les familles du village mettaient les jeunes animaux dans les champs les plus proches, par sécurité. Leur père s’occupait de faire du courtage de vaches et de veaux, essentiellement entre Yelapur et Sivapur. Il s’occupait également d’arranger les mariages de ses filles, ce qui n’était pas une sinécure, car il en avait beaucoup ; mais il leur donnait une dot chaque fois qu’il le pouvait, et n’hésitait pas à les marier en dessous de leur condition. En fait, il n’avait pas le choix.