À la fin de la soirée, ils déroulaient les matelas sur le sol pour dormir, près du feu, à cause de sa chaleur si la nuit était froide, de sa fumée si la nuit était chaude et qu’il y avait des moustiques. Une autre nuit passait.
Un soir, après le repas, quelques jours avant la fête de Durga Puja qui marquait la fin des moissons, son père dit à sa mère qu’il avait arrangé pour Kokila, dont c’était le tour de se marier, un mariage possible avec un homme de Dharwar, le village commerçant juste de l’autre côté de Sivapur. Le mari envisagé était un Lingayat, comme la famille de Rajit et la plupart des habitants de Yelapur, et se trouvait être le troisième fils du chef du village de Dharwar. Cela dit, il s’était disputé avec son père, ce qui l’empêchait de se montrer trop exigeant quant à la dot, disait Rajit. Il ne pouvait probablement plus se marier à Dharwar, se dit Kokila, mais qu’importe, elle était tout excitée. Zaneeta eut l’air contente et dit qu’elle rencontrerait le postulant lors de Durga Puja.
D’habitude, la vie était rythmée par les fêtes, chaque fois différentes, et qui donnaient aux jours leurs couleurs, leurs saveurs. C’est ainsi que la fête des chars de Krishna, pendant la moisson, fournissait un curieux contraste de couleurs et de gaieté avec la grisaille des jours. Des garçons soufflaient dans des feuilles de palmier en guise de trompette comme s’ils avaient voulu chasser la pluie par la seule force de leur souffle, et tout le monde s’énervait très vite si par malheur leurs efforts ne réduisaient pas assez rapidement leur trompette à l’état de feuilles de palmier. Puis le Dolatsaba, en l’honneur de Krishna, avait lieu à la fin de la moisson, avec ses éventaires où l’on pouvait acheter plein de choses superflues comme des cithares et des tambours, mais aussi de la soie, des toques brodées, des chaises, des tables, des commodes. Quant à l’Id, le ramadan, sa date changeait chaque année ; ce qui en faisait une fête très humaine, affranchie de la terre et des dieux, durant laquelle tous les musulmans se rendaient à Sivapur pour assister à la parade des éléphants.
Ensuite, Durga Puja marquait les moissons, le point culminant de l’année, honorant la déesse mère et toutes ses œuvres.
Au premier jour de la fête, les femmes se rassemblaient et préparaient une fournée de pâte de bindi vermillon tout en buvant un peu du chang rougeoyant de la dai, après quoi, elles se séparaient, maquillées et gloussantes. Lors du défilé d’ouverture, elles suivaient les joueurs de tambour musulmans en criant :
« À la victoire de Mère Durga ! »
La statue aux yeux bridés de la déesse, faite d’argile et revêtue de papiers blancs et de dorures, avait un air vaguement tibétain. À côté se dressaient quatre statues décorées de façon similaire : celles de Laksmi et de Saraswati, et de leurs fils Ganesh et Kartik. Deux chèvres étaient attachées l’une après l’autre à des piquets sacrificiels placés aux pieds des statues, pour y être décapitées. Leur tête, ruisselante de sang, roulait alors dans la poussière, les yeux tournées vers le ciel.
Le sacrifice d’un buffle était quelque chose d’encore plus exceptionnel ; un prêtre spécial venait à cette occasion de Bhadrapur, avec un grand cimeterre affûté pour la circonstance. C’était très important, parce que si le cimeterre ne parvenait pas à décapiter le buffle d’un seul coup, cela voulait dire que la déesse était mécontente et refusait l’offrande. Les garçons passaient la matinée à frotter le dessus du cou du buffle avec du beurre, pour l’assouplir.
Cette fois-ci, le prêtre assena au buffle un coup si puissant que sa tête tomba net. Les convives poussèrent de grands cris et se ruèrent sur le corps de l’animal pour en détacher de minuscules boulettes de poussière et de sang, qu’ils se jetèrent à la figure, en hurlant.
Une ou deux heures plus tard, l’ambiance avait radicalement changé. L’un des vieillards se mit à chanter :
— Le monde est souffrance, c’est un fardeau trop lourd pour nos épaules !
Les femmes reprirent alors son chant de plus belle, car il était dangereux pour les hommes qu’on les entende mettre en cause la déesse mère ; les femmes durent même pendant la chanson se faire passer pour des démons blessés.
— Qui est-Elle, Elle qui marche dans les plaines comme la Mort, Elle qui se bat et fond comme la Mort ? Une mère ne tuerait pas son enfant, Sa propre chair, la joie de la création, et pourtant nous voyons la Tueuse regarder çà et là…
Plus tard, alors que la nuit tombait, les femmes rentrèrent chez elles et mirent leur plus beau sari, puis revinrent et s’alignèrent sur deux rangées, tandis que les garçons et les hommes criaient :
« Victoire à la Grande Déesse ! »
La musique commença, sauvage, déchaînée, la foule dansant et discutant autour des bûchers, paraissant à la fois terriblement belle et inquiétante dans sa parure de feu.
Alors, les habitants de Dharwar arrivèrent, et la danse gagna en sauvagerie. Les parents de Kokila la prirent par la main et lui firent quitter la danse, pour la présenter aux parents de son promis. Apparemment, une réconciliation avait eu lieu en vue de cet événement. Le père, qu’elle avait déjà rencontré, le chef de Dharwar, s’appelait Shastri ; la mère, qu’elle n’avait jamais vue, parce que le père, bien qu’il ne fut pas vraiment riche, l’avait contrainte au purdah, l’isolant du regard de la société.
La mère observa attentivement Kokila, sans hostilité. De la pâte de bindi lui coulait le long des sourcils. Elle était en sueur à cause de la chaleur de la nuit. Elle ferait peut-être une belle-mère correcte. Puis on lui présenta le fils, Gopal, le troisième enfant de Shastri. Kokila hocha la tête non sans raideur, le regardant de travers, ne sachant quoi penser. Il avait le visage fin, le regard intense, et respirait la jeunesse, peut-être un peu nerveux – elle n’aurait su le dire. Elle était plus grande que lui. Mais cela pourrait s’arranger.
On les renvoya chacun de son côté, sans qu’ils aient échangé un mot, que cet unique regard un peu fébrile. Elle ne devait plus le revoir pendant trois ans. Cependant, elle n’oublia jamais qu’ils devaient se marier, et que c’était bien, puisque son cas était désormais réglé. Son père pourrait arrêter de se faire du souci pour elle, et lui parler sans s’énerver.
Elle n’avait jamais remarqué qu’il y avait autant d’échanges entre les deux villages. Mais maintenant que c’était important pour elle, elle commençait à s’y intéresser. Avec le temps, grâce aux ragots des femmes, elle en apprit un peu plus sur la famille où elle allait entrer. Shastri était un chef impopulaire. Son dernier méfait avait été d’exiler le forgeron de Dharwar pour être allé voir l’un de ses frères dans les collines sans lui demander la permission d’abord. Il n’avait pas non plus réuni le panchayat. En fait, depuis quelques années, depuis qu’il avait succédé à son père comme chef du village, il n’avait jamais réuni le panchayat, prenant toutes ses décisions seul. Pourquoi ? les gens se le demandaient bien. En fait, le chef et son fils aîné dirigeaient Dharwar comme s’ils en étaient les zamindars !
Kokila écoutait tout cela sans trop se sentir concernée, et passait autant de temps que possible avec Bihari. Celle-ci apprenait à se servir des herbes que la dai utilisait. C’est pourquoi, quand elles partaient ramasser du bois, Bihari cherchait dans la forêt toutes sortes d’herbes pour la dai : la morelle douce-amère, dans les coins ombragés et humides, l’asclépiade tubéreuse, là où il y avait du soleil, la graine de castor, dans les racines de saal, et bien d’autres. De retour à leur hutte, Kokila aidait à piler les plantes séchées, ou bien à les préparer, dans l’huile ou dans l’alcool. Insef s’en servait principalement dans son travail de sage-femme : pour stimuler des contractions, détendre le ventre, apaiser les douleurs, ouvrir le col de l’utérus, stopper une hémorragie, et ainsi de suite. Il y avait toute une tripotée de plantes et de parties d’animaux dont la dai voulait leur apprendre à se servir.