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— Je suis vieille, disait-elle. J’ai trente-six ans, et ma mère est morte à trente. C’est sa propre mère qui lui avait tout appris. La dai qui inculqua ces choses à ma grand-mère était originaire d’un village dravidien, plus au sud, où les noms et les propriétés de chaque ingrédient étaient transmis de femme en femme. Elle avait appris à ma grand-mère tout ce que les Dravidiens savaient et ont jamais su depuis qu’il y a des dais, en remontant jusqu’à Saraswati, la déesse du savoir elle-même. On ne peut pas laisser ce savoir se perdre. Vous devez l’apprendre et l’inculquer ensuite à vos filles, de façon à soulager autant que faire se peut les mères qui enfantent, les pauvres choses, et à en garder le plus grand nombre possible en vie.

Les gens disaient que la dai avait un mille-pattes dans la tête. Cette expression signifiait que vous étiez un peu excentrique, même si, au sens littéral du terme, les mères vous regardaient les oreilles quand vous aviez passé trop de temps allongé par terre, la tête dans l’herbe, et vous rinçaient parfois les oreilles à l’huile, parce que les mille-pattes détestent l’huile. Elle parlait très souvent à une vitesse incroyable, plus vite que n’importe qui, marmonnant des choses parfois incompréhensibles, souvent pour elle-même ; Kokila aimait bien l’écouter.

Il fallut peu de temps à Insef pour convaincre Bihari de l’importance de ces choses. C’était une petite fille vive et joyeuse, qui avait l’œil pour repérer les plantes dans la forêt et une excellente mémoire. De plus, elle était souriante, parlait gentiment aux gens, et avait toujours une parole aimable. En fait, on aurait même pu dire qu’elle était trop belle et joyeuse, parce que l’année où Kokila devait épouser Gopal, Shardul, son frère aîné, le premier-né des fils de Shastri, et qui devait bientôt être son beau-frère – l’un des membres de la famille de son mari qui auraient le droit de lui donner des ordres –, se mit à jeter des regards un peu trop appuyés sur Bihari. À partir de ce moment, elle eut beau faire, il la regardait. Cela ne pouvait mener à rien de bon puisque Bihari était une intouchable, et ne pouvait donc se marier. Insef faisait tout ce qu’elle pouvait pour la tenir à l’écart. Mais les fêtes amenaient les femmes et les hommes célibataires à se rencontrer, et la vie au village apportait maintes occasions de se croiser, même brièvement. Qui plus est, de toute façon, Bihari était intéressée, même si elle savait qu’elle ne pourrait jamais se marier. La dai avait beau la mettre en garde, elle avait trop envie d’être comme tout le monde.

Le jour où Kokila se maria avec Gopal et partit pour Dharwan arriva enfin. Il s’avéra que sa belle-mère était en fait une personne taciturne et irritable, et Gopal lui-même n’était pas un cadeau. C’était un homme de peu d’envergure, qui n’avait pas grand-chose à dire, totalement sous la coupe de ses parents, bien qu’il ne fut pas réconcilié avec son père. Il commença par essayer de dominer Kokila de la même façon que ses parents le dominaient lui, mais sans trop de conviction, notamment après qu’elle l’eut plusieurs fois rembarré. Il en avait l’habitude, et bien vite ce fut elle qui eut le dessus. Elle ne l’aimait pas beaucoup, et attendait impatiemment le moment de retourner voir Bihari et la dai, dans la forêt. Il n’y avait guère que le deuxième fils, Prithvi, qui présentât le moindre intérêt dans la famille du chef, mais il partait très tôt le matin, ayant avec sa famille aussi peu de rapports que possible, se tenant à l’écart, tranquille et calme.

Enfin, elle faisait aller. Elle prenait en secret une décoction que la dai lui avait préparée, pour l’empêcher de tomber enceinte. Elle avait quatorze ans, mais elle voulait attendre encore.

Bien vite la situation s’envenima. La dai souffrait de plus en plus de ses articulations enflées, et Bihari dut la remplacer plus tôt que prévu, ce qui fit qu’on la vit de plus en plus à Dharwar. Au même moment, Shastri et Shardul complotaient en secret. Ils allaient trahir leur village par intérêt, augmentant le montant des taxes, tout cela en accord avec l’agent du zamindar, qui y trouverait son compte – Shastri se servant au passage. En gros, ils s’entendaient pour faire passer Dharwar du système de taxes agricoles hindou au système musulman. Le système hindou, qui était d’inspiration religieuse et sacrée, n’autorisait pas à lever des taxes excédant le sixième des récoltes ; alors que le système musulman permettait de tout prendre. La part restant aux agriculteurs était sujette au bon vouloir du zamindar. En pratique, cela ne faisait pas tellement de différence, mais les redevances musulmanes variaient en fonction des récoltes et des circonstances. C’est là que Shastri et Shardul collaboraient avec le zamindar, en calculant le maximum de ce qu’on pouvait prendre sans affamer les villageois. Une nuit, Kokila entendit par une porte entrouverte Shastri et Shardul passer en revue les différentes possibilités.

— Le blé et l’orge, les deux cinquièmes s’ils sont irrigués naturellement, trois dixièmes s’ils sont irrigués artificiellement.

— Ça m’a l’air bien. Pour les dattes, les vignes, les cultures vivrières et les jardins, un tiers.

— Mais les récoltes d’été, un quart.

Finalement, pour leur faciliter la tâche, le zamindar éleva Shardul, qui était déjà un homme horrible, à la fonction de qanungo, c’est-à-dire d’inspecteur des contributions du village. Et il continuait de regarder Bihari. La nuit de la fête des chars, il l’emmena dans la forêt. D’après ce qu’elle en dit ensuite à Kokila, il était clair qu’elle n’en gardait pas un si mauvais souvenir, et qu’elle adorait en raconter les détails :

— J’avais le dos dans la boue, il pleuvait sur mon visage et il léchait les gouttes de pluie avec sa langue en répétant sans cesse « je t’aime, je t’aime, je t’aime ».

— Mais il ne t’épousera jamais, fit remarquer Kokila, inquiète. Et si ses frères l’apprennent, ils n’apprécieront pas.

— Ils ne l’apprendront jamais. Et c’était si romantique, Kokila, tu ne peux pas savoir.

Elle savait que Kokila n’avait pas peur de Gopal.

— Oui, oui. Mais cela risque de t’attirer des ennuis. Est-ce qu’une passion de quelques minutes en vaut la peine ?

— Oh que oui, crois-moi, oh que oui !

Pendant un instant elle fut heureuse, et se mit à chanter de vieilles chansons d’amour, et notamment l’une d’elles, très ancienne, qu’elles avaient l’habitude de chanter autrefois :

J’aime partager ma couche avec des hommes différents, Souvent. C’est mieux quand mon mari est dans un pays lointain, Très lointain. La nuit, il pleut, et le vent souffle dans les rues. Mais il n’y a personne.

Malheureusement, Bihari tomba enceinte, malgré les décoctions de la dai. Elle essaya de garder le secret, mais, la dai étant infirme, il fallait bien qu’elle s’occupe des naissances, et donc les gens s’en aperçurent. Ils firent le lien entre ce qu’ils avaient vu ou entendu, et dirent que c’était Shardul qui l’avait engrossée. Et puis la femme de Prithvi donna naissance à un enfant, que Bihari aida à mettre au monde. Mais le bébé, un garçon, mourut quelques minutes seulement après sa naissance et, dès qu’elle sortit de la maison, Shastri frappa Bihari au visage, la traitant de sorcière et de putain.