Kokila entendit tout cela quand elle se rendit en visite à la maison de Prithvi, de la bouche même de sa femme. Elle disait que l’accouchement s’était déroulé beaucoup plus vite qu’il n’aurait dû, et qu’elle avait suspecté Bihari d’avoir fait quelque chose de travers. Kokila se précipita à la hutte de la dai et trouva la vieille femme ratatinée, haletante sous l’effort, entre les jambes de Bihari, s’efforçant d’en faire sortir le bébé.
— Elle fait une fausse couche, dit-elle à Kokila.
Alors Kokila prit le relais et fit ce que la dai lui disait de faire, oubliant sa propre famille jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis, se la rappelant, elle s’exclama :
— Je dois y aller !
Bihari lui répondit :
— Va. Tout ira bien.
Kokila courut donc à travers la forêt jusqu’à Dharwar, où sa belle-mère l’attendait à la porte de la maison. Elle la gifla, devançant Gopal, qui lui donna un violent coup de poing au bras et lui interdit de jamais remettre les pieds dans la forêt ou à Sivapur, ce qui était vraiment un ordre ridicule étant donné ce qu’était leur vie. Elle faillit dire : « Comment irai-je te chercher l’eau, maintenant ? »
Mais elle se mordit les lèvres et se massa les bras, les regardant méchamment, jusqu’à ce qu’elle juge qu’ils étaient suffisamment effrayés. Pour éviter de se faire battre, elle abaissa son regard aussi noir que celui de Kali. Puis, elle débarrassa la table après leur dîner improvisé, que son absence avait désorganisé. Ils ne pouvaient même pas manger sans elle. Elle n’oublierait jamais leur colère.
Le lendemain matin, avant l’aube, elle se glissa dehors avec les cruches et courut à travers la forêt grise et humide. Il y avait des branches partout, du sol jusqu’à la cime des arbres. Elle parvint enfin à la hutte de la dai, hors d’haleine et craignant le pire.
Bihari était morte. Le bébé était mort, Bihari était morte, et même la vieille femme gisait étendue sur sa paillasse, haletant péniblement à chaque inspiration, comme si elle allait quitter ce monde d’une minute à l’autre.
— Ils sont partis il y a une heure, dit-elle. Le bébé aurait dû vivre, je ne sais pas ce qui s’est passé. Bihari a perdu trop de sang. J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie, mais je n’ai pas pu.
— Apprends-moi un poison.
— Quoi ?
— Apprends-moi à me servir d’un bon poison. Je sais que tu en connais. Apprends-moi le plus terrible de tous, maintenant !
La vieille femme tourna la tête contre le mur, en larmes. Kokila l’obligea à la regarder, et cria :
— Apprends-moi ! Apprends-moi !
La vieille femme regarda longuement les deux corps étendus sous un sari, mais il n’y avait personne pour les entendre. Kokila s’apprêtait à lever la main pour la menacer, mais elle interrompit son geste.
— S’il te plaît, supplia-t-elle. Il faut que je sache.
— C’est trop dangereux.
— Pas aussi dangereux que de poignarder Shastri.
— Non.
— C’est ce que je ferai si tu ne me le dis pas, et ils me brûleront sur un bûcher.
— Ils le feront aussi si tu l’empoisonnes.
— Personne n’en saura rien.
— Ils penseront que c’est moi.
— Tout le monde sait bien que tu ne peux pas bouger.
— Peu importe. Alors ils penseront que c’est toi.
— Je prendrai mes précautions, crois-moi. Je serai chez mes parents.
— Peu importe. De toute façon c’est nous qu’ils accuseront. Et Shardul est aussi mauvais que Shastri, voire pire.
— Apprends-moi.
La vieille femme la regarda dans les yeux pendant un certain temps. Puis elle roula sur elle-même et ouvrit son panier à couture. Elle montra à Kokila une petite plante séchée, ainsi que quelques baies.
— C’est de la ciguë. Et ça ce sont des graines de castor. Si tu piles la ciguë tu obtiendras une pâte, tu n’auras plus qu’à ajouter les graines avant de l’utiliser. C’est amer, mais il n’en faut pas beaucoup. Une pincée dans un plat épicé suffit à tuer sans qu’on en remarque le goût. Mais il est impossible de faire passer cela ensuite pour une maladie, je te préviens. C’est un empoisonnement.
Kokila prépara son plan en douce. Shastri et Shardul continuaient à travailler pour le zamindar, se faisant chaque mois de nouveaux ennemis. On racontait aussi que Shardul avait violé une autre fille dans la forêt, la nuit de Gauri Hunnime, le festival de la femme, où l’on adore des statuettes en boue de Shiva et de Parvati.
Kokila connaissait leur emploi du temps dans les moindres détails. Shardul et Shastri commençaient leur journée par un petit déjeuner prolongé, puis Shastri donnait audience au pavillon situé à mi-chemin du puits et de chez eux, pendant que Shardul tenait les comptes à côté de la maison. À la chaleur de midi, ils faisaient une sieste et recevaient des visiteurs dans la véranda qui donnait au nord, sur la forêt. Presque tous les après-midi, ils prenaient une collation allongés sur des divans, comme de petits zamindars, puis se rendaient avec Gopal, voire un ou deux associés, au marché, où ils faisaient « des affaires » jusqu’au coucher du soleil. Ils rentraient alors au village, déjà soûls ou buvant encore, titubant joyeusement dans le crépuscule pour rentrer dîner chez eux. Cette routine se répétait inlassablement, aussi immuable que dans n’importe quel village.
Kokila échafauda un plan tout en allant chercher du bois. Elle en profita pour ramasser de la ciguë et des graines de castor, qui poussaient dans les parties les plus humides de la forêt, là où l’ombre se mêlait aux marécages et cachait toutes sortes de créatures dangereuses, des moustiques jusqu’aux tigres. Mais, au point du jour, la plupart de ces vermines dormaient ; en fait, durant les chauds mois d’été, la plupart des créatures vivantes dormaient à cette heure, même les plantes sensitives. Les insectes bourdonnaient mollement dans un silence cotonneux. Les deux plantes empoisonnées brillaient dans la faible lumière, telles deux petites lanternes vertes. Une prière pour Kali, et elle les cueillit, alors qu’elle saignait. Elle mit de côté quelques graines de castor, qu’elle dissimula dans les plis de son sari, avant de les cacher pour la durée de la nuit dans la forêt non loin des feuillées, la veille de Durga Puja. Cette nuit-là, elle ne dormit pour ainsi dire pas, mais fit quand même quelques rêves, très courts, où Bihari venait la voir et lui disait de ne pas être triste.
— De mauvaises choses arrivent dans chaque vie, disait Bihari. Il ne faut pas être fâchée.
Elle lui dit beaucoup plus de choses, mais, au réveil, tout s’était effacé. Kokila se rendit donc à la cachette et prit les plantes, broya rageusement les feuilles de ciguë dans une calebasse avec une pierre, puis jeta la calebasse et la pierre au loin dans un lit de fougères. Tenant la pâte au bout d’une branche, elle se rendit à la maison de Shastri, et attendit l’heure de la sieste. Ce fut un jour qui sembla durer toujours. Alors, elle ajouta les petites graines à la pâte et en mit une pincée sur les beignets préparés pour la collation de l’après-midi de Shastri et Shardul. Puis elle s’enfuit de la maison et partit dans la forêt, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine et semblant la devancer comme une biche effrayée – tout à fait comme une biche en fait, parce qu’elle courait de façon erratique, hantée par la peur de ce qu’elle avait fait, et qu’elle tomba. Elle tomba dans un piège à biche qu’elle n’avait pas vu, un piège tendu par un homme de Bhadrapur. Quand il la trouva, sonnée et commençant à peine à se dépêtrer des cordes qui la retenaient prisonnière, Shastri et Shardul étaient morts, Prithvi venait d’être nommé nouveau chef du village et avait déclaré que Kokila était une sorcière et une empoisonneuse. Il la fit tuer sur-le-champ.