2. Retour dans le bardo
De retour dans le bardo, Kokila et Bihari s’assirent l’une à côté de l’autre sur le fond noir de l’univers et attendirent leur tour d’être jugées.
— Tu ne piges pas, dit Bihari.
Et en même temps qu’elle, Bold, Bel, Borondi, et beaucoup, beaucoup d’autres incarnations précédentes, qui remontaient jusqu’à sa naissance, à l’aube de ce Kali-yuga, cet Âge de la destruction, le quatrième des quatre âges. Celui où, nouvelle âme, elle avait jailli du vide, éruption d’Être hors du Non-être, miracle inexplicable par les lois naturelles et qui révélait l’existence d’un royaume supérieur, un royaume au-dessus même de celui des devas qui les regardaient d’en haut, en ce moment présent, assis sur l’estrade. Le royaume vers lequel ils cherchaient tous instinctivement à retourner.
Bihari continua :
— Le dharma est une chose qui ne peut être changée à court terme. Il faut y aller pas à pas, en faisant de son mieux à chaque situation donnée. On ne peut, d’un bond, sauter jusqu’au ciel.
— Je chie sur tout ça, dit Kokila avec un geste obscène en direction des dieux.
Elle en aurait craché, tellement elle était enragée. Et encore terrifiée, aussi. Elle pleurait et s’essuyait le nez avec le dos de la main.
— Je veux bien être damnée si je coopère à une chose aussi horrible.
— Oui ! Tu n’as qu’à faire ça ! C’est pour ça que nous manquons sans arrêt de te perdre. C’est pour ça que tu ne reconnais jamais ta jati quand tu es dans le monde, et que tu n’arrêtes pas de faire du mal à ta famille. Nous montons et nous redescendons ensemble.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire.
C’était au tour de Shastri d’être jugé, agenouillé, les mains jointes dans une attitude suppliante.
— Qu’on l’envoie en enfer ! hurla Kokila au dieu noir. Le niveau inférieur, le pire de l’enfer !
Bihari secoua la tête.
— Pas à pas, comme je le disais. De petits pas vers le haut et vers le bas. Et c’est toi qu’ils vont juger vers le bas, après ce que tu as fait.
— Ce n’était que justice ! s’exclama Kokila avec une véhémence teintée d’amertume. J’ai fait justice de mes propres mains parce que personne d’autre ne voulait le faire ! Et je le referais, d’ailleurs ! Justice ! hurla-t-elle en regardant le dieu noir. Justice, et merde !
— Chut ! fit Bihari d’un ton pressant. Tu auras ton tour. Tu ne veux pas être renvoyée sous la forme d’un animal.
Kokila la foudroya du regard.
— Nous sommes déjà des animaux, tu aurais tort de l’oublier.
Elle flanqua une tape sur le bras de Bihari et sa main passa au travers de son corps, ce qui nuisit quelque peu à son argumentation. Elles étaient dans le royaume des âmes, inutile d’essayer de le nier.
— Oublie ces dieux, dit-elle en montrant les dents. C’est de justice que nous avons besoin ! J’apporterai la révolte au cœur même du bardo s’il le faut !
— Chaque chose en son temps, répondit Bihari. Un pas après l’autre. Essaye seulement de reconnaître ta jati et prends soin d’elle, pour commencer. Ensuite, on verra.
3. La clémence du tigre
Kya, la tigresse, avançait dans les hautes touffes d’herbes, l’estomac plein et la fourrure chauffée par le soleil. L’herbe formait un mur de verdure autour d’elle, et lui frottait les flancs au passage. Au-dessus d’elle, la cime des herbes se balançait au vent, fouettant de vert le bleu du ciel. L’herbe poussait par gros bouquets évasés se recourbant vers le sol ; comme les touffes étaient très rapprochées, elle devait s’y frayer un chemin, écartant devant elle les tiges brisées. Elle arriva enfin à la limite de la prairie, qui bordait un maidan, une sorte de parc que les humains brûlaient chaque année pour que rien n’y pousse. C’est là que venaient paître en grand nombre les chitals et autres cerfs, cochons sauvages, antilopes, et surtout le nilgaut.
Ce matin-là, c’était une biche qui s’y trouvait, en train de mâchouiller de l’herbe. Kya pouvait imiter le bruit du cerf, et quand elle était en chaleur elle le faisait rien que pour le plaisir ; pour le moment, elle se contenterait d’attendre. La biche sentit quelque chose et s’éloigna un peu en bondissant. Mais un jeune gaur se trouvait dans les parages, de couleur marron foncé, avec le bout des pattes blanches. En le voyant approcher, Kya leva la patte avant gauche et tendit son corps vers l’avant, la queue fouettant l’air derrière elle avec vigueur, afin de se donner un nouvel équilibre. Puis elle releva la queue et s’élança en rugissant, traversant le parc en une série de bonds de six mètres. Elle lui flanqua un coup de griffe et l’assomma, puis lui mordit le cou jusqu’à ce qu’il meure.
Elle mangea.
Grroua-ouah !
Son kol-bahl, un chacal que son clan avait chassé et qui maintenant la suivait partout, montra sa face hideuse de l’autre côté du maidan, et aboya de nouveau. Elle lui grogna de s’en aller, et il regagna, la queue basse, le couvert des hautes herbes.
Une fois rassasiée, elle se releva et descendit lentement au bas de la colline. Le kol-bahl et les corbeaux finiraient le gaur.
Elle parvint au fleuve qui serpentait à travers cette partie du pays. Les endroits les moins profonds était semés d’îles, chacune étant une petite jungle avec ses grands saals et ses shishams. Beaucoup de ses congénères s’abritaient sous ces arbres, dans les sombres sous-bois encombrés de fourrés et de lianes ; ou bien à l’ombre des tamaris dont les branches surplombaient le sable chaud des berges du fleuve. La tigresse marcha précautionneusement sur les cailloux au bord de l’eau, assoiffée. Elle s’avança dans le courant et s’arrêta, sentant l’eau caresser la fourrure de ses flancs. L’eau était claire, chauffée par le soleil. Dans le sable au bord du courant se lisaient les empreintes de nombreux animaux, dont l’herbe gardait les odeurs ; des wapitis, des chevrotains, des chacals, des hyènes, des rhinocéros et des gaurs, des cochons, des pangolins ; tout le village en quelque sorte, mais personne en vue. Elle s’avança dans l’eau pour gagner l’une des îles, et s’étendit dans le tapis d’herbe de son lit, à l’ombre. Une sieste. Pas de petits cette année, pas besoin de chasser un jour ou deux de plus. Kya bâilla à se décrocher la mâchoire et posa la tête sur ses pattes de devant. Elle dormit dans le silence que font naître les tigres dans la jungle.
Elle rêva qu’elle était une petite fille à la peau brune, dans un village. Sa queue se tortilla quand elle sentit à nouveau la chaleur du feu dans la cuisine, le poids de l’homme sur son ventre, l’impact des pierres jetées sur la sorcière. Elle grogna dans son sommeil, ses babines découvrant ses crocs puissants. La peur qu’elle venait de ressentir la réveilla, et elle remua, cherchant à retomber dans un autre rêve.
Des bruits la rappelèrent au monde. Des oiseaux et des singes parlaient de l’arrivée de gens, venant de l’ouest, et qui avaient emprunté le gué en aval du fleuve. Kya s’élança d’un bond et quitta l’île pour se faufiler dans l’épaisseur des touffes d’herbe au bord de l’eau. Les gens pouvaient être dangereux, surtout quand ils étaient plusieurs. Seuls, ils étaient sans défense, il suffisait de choisir le bon moment et d’attaquer par-derrière. Mais quand ils étaient plusieurs ils pouvaient attirer les animaux dans des pièges ou dans des embuscades, qui avaient marqué la fin de tant de tigres, auxquels on avait pris la tête et la peau. Un jour elle avait vu un tigre appâté par de la viande accrochée à un piquet tomber dans une fosse invisible et s’empaler sur des pieux, au fond. Les gens faisaient ce genre de chose.