Mais il n’y avait aujourd’hui ni cris, ni cloches, ni tambours. À cette heure-là, les humains ne chassaient plus. Il devait plutôt s’agir de voyageurs. Kya se glissa en silence dans les hautes touffes d’herbe, humant l’air, l’œil aux aguets et attentive au moindre bruit, se dirigeant vers une grande clairière d’où elle pourrait dominer la courbe du fleuve en aval, et notamment le gué qu’ils avaient traversé.
Elle s’installa dans une touffe d’herbe écrasée pour les regarder passer. Elle se tenait là, les yeux mi-clos.
Il y avait d’autres humains là-bas ; elle les vit, se cachant comme elle, disséminés dans la forêt de saals, prêts à bondir sur les humains qui venaient de traverser le gué.
Au même moment, une colonne de gens atteignit le gué, et ceux qui s’étaient dissimulés jaillirent de leurs cachettes et se mirent à crier tout en tirant des flèches sur les autres. Une grande chasse, apparemment. Kya se tapit dans les herbes et regarda plus attentivement, les oreilles couchées. Elle avait déjà assisté à une scène similaire autrefois, et le nombre d’humains tués avait été surprenant. C’était à cette occasion qu’elle avait pour la première fois goûté à leur chair, parce qu’elle avait des jumeaux à nourrir cet été-là. C’étaient sûrement les bêtes les plus dangereuses de la jungle, les éléphants mis à part. Ils tuaient pour le plaisir, comme le faisait quelquefois son kol-bahl. Il y aurait sous peu de la viande là-bas, quoi qu’il arrive. Kya s’accroupit et écouta plus qu’elle ne regarda. Des cris, des hurlements, des rugissements, des appels, des vociférations, des sonneries de trompettes, un fracas macabre. C’était un peu comme la fin d’une de ses chasses, mais multipliée plusieurs fois.
Pour finir, tout se calma. Les chasseurs quittèrent les lieux. Longtemps après qu’ils furent partis, et quand la jungle retrouva son calme habituel, Kya se releva et regarda autour d’elle. L’air sentait le sang, et elle se mit à saliver. Des corps morts gisaient sur les deux côtés du fleuve, et avaient été arrêtés par les souches qui se trouvaient au bord de l’eau, ou bien le courant les avait entraînés dans les hauts-fonds. La tigresse s’avança parmi eux avec mille précautions, en tira un dans l’ombre et l’entama. Mais elle n’avait pas très faim. Un craquement la mit en fuite, et elle gagna rapidement le couvert des sous-bois, le poil hérissé, à la recherche de ce qui l’avait causé : une branche cassée. Lorsqu’un bruit de pas s’ajouta à ce dernier. Ha. Un humain, encore debout. Un survivant.
Kya retrouva son calme. Rassasiée, elle s’approcha de l’homme, sans autre motif que la curiosité. Il la vit et fit un bond en arrière. Elle fut surprise. Il avait sursauté sans même y penser. Il se tenait là, l’observant avec ce même regard qu’avaient parfois les animaux blessés, résignés, même si chez celui-ci il y avait aussi quelques mouvements des yeux, comme pour dire : Qu’est-ce qu’il va encore m’arriver ?, ou bien : Non, pas ça ! Cela ressemblait aux gestes de ces filles qui allaient chercher du bois dans la forêt, et qu’elle observait quand elle n’avait pas faim. Les chasseurs qui s’en étaient pris au groupe de cet homme se trouvaient toujours un peu plus loin sous les arbres. Sous peu, il serait pris et tué.
Il s’attendait à ce que ce soit elle qui le fasse. Les humains étaient tellement sûrs d’eux, tellement sûrs de comprendre le monde, et de le maîtriser. Et comme ils étaient aussi nombreux que des singes, et qu’ils avaient des flèches, ils avaient souvent raison. C’est pourquoi elle s’appliquait à les tuer chaque fois qu’elle pouvait. À vrai dire, ils ne représentaient guère plus qu’un maigre repas, ce qui n’était pas forcément un problème, bien sûr – bon nombre de tigres étaient morts parce qu’ils avaient voulu manger du porc-épic –, mais les humains avaient un drôle de goût. Avec ce qu’ils mangeaient, cela n’avait rien d’étonnant.
La chose la plus étonnante à faire aurait été de l’aider ; aussi s’approcha-t-elle de lui. Il se mit à trembler, et ses dents claquèrent à l’unisson de son corps. Il n’était plus du tout abasourdi, mais ne bougeait pas par principe. Elle approcha sa tête d’une de ses mains, et la releva, accueillant sa paume entre ses oreilles. Elle resta ainsi, sans bouger, jusqu’à ce qu’il lui caresse la tête. Alors, elle avança légèrement, de façon à lui permettre de la caresser entre les épaules, puis elle se trouva juste à côté de lui, regardant dans la même direction. Enfin, très doucement, elle commença à marcher, l’incitant par son allure à la suivre. Ce qu’il fit, sans jamais cesser de la caresser à chacun de leurs pas.
Elle le conduisit à travers la forêt de saals. Le soleil se voyait par intermittences entre les frondaisons. Il y eut un bruit et un fracas soudains, puis des voix vinrent de la piste entre les arbres. L’homme agrippa sa fourrure. Elle s’arrêta pour écouter. C’était la voix des chasseurs de gens. Elle grogna, gronda sourdement, puis émit un bref rugissement.
Un silence de mort se fit devant eux. À moins d’organiser une battue, aucun humain ne pourrait jamais la trouver. Le vent lui apporta les échos de leur débandade.
La voie était libre. La main de l’homme ne voulait pas lâcher sa fourrure, entre ses épaules. Elle tourna la tête et le poussa avec son museau. Il la lâcha. Il avait encore plus peur des autres hommes que d’elle. Ce qui se comprenait. On aurait dit un bébé sans défense, mais il était rapide. Sa mère autrefois l’avait tenue dans sa gueule en la prenant par ce même endroit, entre les épaules, par lequel l’homme l’avait tenue, y exerçant la même pression que celle jadis exercée par sa mère – comme s’il avait été autrefois une maman tigre, l’avait oublié, et appelait sa fille à l’aide.
Elle accompagna lentement l’homme au gué suivant, le traversa avec lui et l’emmena à la piste des biches. Les wapitis étaient plus grands que les hommes, et la piste n’était pas difficile à suivre. Elle le guida vers le grand nullah de la région, une gorge étroite, si abrupte et escarpée qu’on ne pouvait l’atteindre que par certains endroits précis. Mais elle y avait ses entrées. Elle conduisit l’homme jusqu’au bas de la gorge, puis longea le fleuve jusqu’à un village où les gens avaient la même odeur que son humain. L’homme devait se dépêcher pour la suivre, mais elle ne ralentit pas. Il n’y avait plus que quelques flaques d’eau au fond de la gorge tant il avait fait chaud ces derniers temps. Des sources perlaient sur les parois rocailleuses couvertes de fougères. Comme ils cheminaient, cahin-caha, le long du ravin, elle réfléchit et crut se rappeler une hutte, non loin du village vers lequel elle se dirigeait, et qui sentait exactement comme lui. Elle le guida dans la palmeraie qui poussait au fond du nullah, puis à travers une épaisse forêt de bambous. Des bouquets de pommiers-roses verdissaient les parois du ravin, mêlés à des touffes de jujubiers, piquetées de petits fruits orange acides.
Une trouée dans ces fourrés odorants montait hors du nullah. Elle flaira l’air autour d’elle. Un tigre avait récemment arrosé la sortie du nullah, marquant son territoire. Elle gronda, et l’homme agrippa de nouveau la fourrure entre ses omoplates pour s’aider à grimper tandis qu’elle escaladait la dernière pente.
Lorsqu’ils eurent regagné les collines boisées qui bordaient le nullah, elle dut, pour gravir la pente jusqu’au sommet, le pousser de l’épaule – parce qu’il voulait contourner la pente, ou bien descendre tout droit vers le village, au lieu de monter et d’en faire le tour. Après quelques coups de tête, il renonça à son idée et la suivit sans résister. Maintenant, il avait aussi un tigre à éviter, même s’il n’en savait rien.