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Elle le conduisit à travers les ruines d’un ancien fort bâti au sommet de la colline, envahi par les bambous. C’était un endroit que les humains évitaient à présent, et dont elle avait fait sa tanière plusieurs hivers durant. Elle y avait donné naissance à ses petits, non loin du village des hommes et au milieu des ruines des hommes, afin qu’ils y soient à l’abri des tigres. L’homme reconnut l’endroit et se calma. Ils continuèrent vers l’arrière du village.

Pour lui, c’était un long chemin. Son corps paraissait désarticulé, et elle vit à quel point cela devait être dur de marcher sur deux pattes. Jamais un instant de repos, toujours en déséquilibre, tombant vers l’avant puis se rattrapant, comme s’il marchait perpétuellement sur quelque tronc d’arbre jeté en travers d’un ruisseau. Aussi tremblant sur ses jambes, aveugle et mouillé qu’un nouveau-né.

Ils arrivèrent tant bien que mal à la bordure du village, où un champ d’orge ondulait dans la lumière de cette fin d’après-midi, et s’arrêtèrent à la lisière des dernières touffes d’herbe sous les saals. Entre les rangées d’orge couraient des sillons de terre où les gens mettaient de l’eau, singes habiles qu’ils étaient, traversant la vie sur la pointe des pieds, dans leur perpétuel mouvement de balancier.

À la vue du champ, le bipède épuisé leva les yeux et regarda autour de lui. C’est lui qui menait à présent la tigresse autour du champ. Kya le suivit vers le village. Elle ne se serait jamais aventurée aussi près en d’autres circonstances, même si cette fin d’après-midi pleine d’ombres et de lumières lui offrait un excellent camouflage, la rendant presque invisible. Elle n’aurait été qu’une onde mentale dans le paysage, si elle s’était déplacée rapidement. Seulement, elle devait respecter l’allure chancelante du bipède. Ça exigeait un peu de courage, mais il y avait des tigres courageux et des tigres peureux, et elle faisait partie des courageux.

Enfin, elle s’arrêta. Une hutte se dressait juste devant eux, sous un arbre pipai. L’homme la lui montra du doigt. Elle flaira les odeurs alentour. Pas de doute, c’était chez lui. Il murmura quelque chose dans sa langue, pressa tendrement, une ultime fois, la peau entre ses deux épaules et se dirigea de son pas titubant, à travers les champs d’orge, vers sa maison. Il était à bout de forces. Quand il ouvrit la porte, des cris jaillirent de l’intérieur, une femme et deux enfants surgirent et se collèrent contre lui. C’est alors qu’à la surprise de la tigresse un homme plus vieux sortit à grands pas et se mit à lui flanquer de grands coups dans le dos.

La tigresse, immobile, regardait.

Le vieil homme ne voulait pas laisser entrer son protégé dans la hutte. La femme et les enfants durent donc lui apporter à manger dehors. Finalement, il s’allongea par terre, se roula en boule et s’endormit.

Les jours suivants, le vieil homme s’obstina à lui refuser l’entrée de la cabane. Il acceptait néanmoins qu’on lui donne à manger et qu’il travaille aux champs alentour. Kya continua de l’observer et vit à quoi ressemblait sa vie, aussi étrange qu’elle fut. Il paraissait en outre l’avoir oubliée, à moins qu’il n’eût peur de s’aventurer dans la jungle, à sa recherche. Ou bien, peut-être n’imaginait-il pas qu’elle pût encore se trouver là.

C’est pourquoi elle fut surprise quand un soir, au crépuscule, il apparut, tenant à deux mains devant lui la carcasse d’un oiseau, cuit, déplumé – et même, sembla-t-il, désossé ! Il marcha droit vers elle, et la salua avec beaucoup de calme et de respect, lui présentant son offrande. Il était timide, effrayé ; il ne savait pas que lorsque ses moustaches tombaient c’était parce qu’elle était détendue. L’amuse-gueule qu’il lui offrait avait cuit dans son propre jus, mais il y avait ajouté d’autres choses encore – de la lavande, des noix de muscade. Elle le mâcha tout en ronronnant, et l’avala. Il lui fit ses adieux et s’éloigna, retournant à la hutte.

Après cela, elle revint le voir de temps à autre dans la lumière horizontale du soleil levant, quand il partait au travail. Le temps passant, il s’avéra qu’il avait souvent un cadeau pour elle, des épluchures ou des restes, rien qui ressemblât à l’oiseau, mais bien meilleur, de simples morceaux de viande fraîche ; d’une certaine façon, il avait deviné. Il continuait à dormir à l’extérieur de la hutte, et une nuit, comme il faisait froid, elle s’approcha furtivement et s’enroula autour de lui pour le réchauffer, jusqu’à l’apparition du gris de l’aube. Les singes dans les arbres en étaient scandalisés.

Puis le vieil homme le battit encore, si brutalement qu’il le fit saigner d’une oreille. Kya s’en retourna alors à son fort, grondant et raclant le sol avec ses griffes. L’immense mahua de la colline perdait son volumineux manteau de fleurs, et elle mangea quelques-uns de leurs pétales charnus, empoisonnés. Elle s’en revint dans les parages du village et huma l’air à la recherche de l’odeur du vieil homme. Il était là, cheminant sur la route que beaucoup empruntaient pour se rendre au village voisin, situé plus à l’ouest. Il venait d’y retrouver plusieurs autres hommes, avec lesquels il s’était longuement entretenu, buvant des boissons fermentées et s’enivrant. Il riait comme son kol-bahl.

Alors qu’il s’en revenait chez lui, elle l’attaqua par-derrière et le tua en lui plantant ses crocs dans le cou. Elle mangea un bout de ses entrailles, sentant à nouveau tout ces goûts bizarres ; ils mangeaient des choses si curieuses qu’ils finissaient eux-mêmes par sentir drôle, riche et varié. Un peu comme la première offrande que lui avait apportée son jeune homme. Un goût acquis, et peut-être l’avait-elle acquis maintenant, elle aussi.

Des gens se ruaient à présent vers eux, alors elle disparut dans la forêt, entendant leurs cris derrière elle, d’abord choqués, puis consternés, avec ce je ne sais quoi dans leurs plaintes qu’elle entendait parfois dans les cris des singes en train de se raconter leurs malheurs, cette note de triomphe ou de joie qui disait que, quoi que ce fût, ce n’était pas à eux que c’était arrivé.

Personne ne se souciait de ce vieil homme, il quittait la vie aussi seul qu’un tigre, sans que même ceux de sa hutte le pleurent. Ce n’était pas sa mort qui émouvait les gens, mais la présence d’un tigre mangeur d’hommes si près de chez eux. Les tigres qui se mettaient à manger de la chair humaine étaient dangereux. Le plus souvent, il s’agissait d’une mère en quête de nourriture pour ses petits, ou d’un vieux mâle édenté. Ce qui voulait dire que cela pouvait recommencer. Ils ne tarderaient pas à organiser une battue pour l’éliminer. Mais elle ne regretta pas de l’avoir tué. Au contraire, elle bondit entre les ombres des arbres de la forêt comme une jeune tigresse enfin adulte, se pourléchant les babines et grondant. Kya, la Reine de la Jungle !

Lorsqu’elle rendit visite au jeune homme, la fois suivante, celui-ci lui apporta un morceau de chèvre et lui tapota gentiment le museau, en lui parlant très sérieusement. Il l’avertissait de quelque chose, et s’inquiétait de ce que les détails de son avertissement lui échappaient, ce qui était le cas. La fois d’après, il lui cria de s’éloigner, allant même jusqu’à lui jeter des pierres, mais il était trop tard ; elle heurta un filin tendu en travers de son chemin, celui-ci déclencha le tir de plusieurs arcs dont les flèches avaient été trempées dans du poison, qui la transpercèrent et la tuèrent.