4. Akbar
Quatre hommes s’échinèrent à transporter le corps de la tigresse au village, soufflant et transpirant sous son poids. Elle se balançait, attachée par les pattes à un solide bambou qui rebondissait sur leurs épaules. Bistami comprit que Dieu était en toute chose. Et que Dieu – puissent ses quatre-vingt-dix-neuf noms prospérer et tomber dans nos âmes – ne voulait pas de meurtres. Par la porte de la hutte de son frère aîné, Bistami hurla à travers ses larmes :
— Elle était ma sœur, elle était ma tante, elle m’a sauvé des rebelles hindous, vous n’auriez pas dû la tuer, elle nous protégeait tous !
Évidemment, personne ne l’écoutait. Personne ne nous comprend jamais.
Et c’était peut-être aussi bien, compte tenu du fait que cette tigresse avait tué son frère ; ce qui était indéniable. Mais il aurait donné dix fois la vie de son frère pour cette tigresse.
Il suivit la procession à contrecœur jusqu’au centre du village. Tout le monde buvait du rakshi, et les musiciens sortaient en courant de chez eux en tapant joyeusement sur leurs tambours.
— Kya Kya Kya Kya, laisse-nous seuls pour toujours et à jamais !
Il y aurait une célébration du tigre, et le reste de la journée et, peut-être, la journée du lendemain seraient consacrés à festoyer. Ils brûleraient ses moustaches pour être sûrs que son âme ne passerait pas chez un tueur, dans un autre monde. Ses moustaches étaient empoisonnées : il suffisait d’une moustache réduite en poudre et mélangée à de la viande de tigre pour tuer un homme ; et une moustache entière placée dans une tendre pousse de bambou donnerait à celui qui la mangerait des kystes, qui le mèneraient à une mort plus lente. C’était du moins ce qu’on disait. Ces Chinois hypocondriaques croyaient que presque tout avait des vertus médicinales, létales ou aphrodisiaques, y compris chaque partie du tigre, apparemment. Cette Kya serait débitée en morceaux, qui seraient conservés et emportés vers le nord par des marchands, il n’y avait aucun doute. La peau serait donnée au zamindar.
Bistami était assis tout seul, misérablement, dans la poussière, au centre du village. Il n’avait personne auprès de qui s’expliquer. Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour prévenir la tigresse de s’éloigner, mais ça n’avait servi à rien. Il ne l’avait pas appelée Kya, mais Madame, ou Madame Trente : c’était le nom que les villageois donnaient aux tigres quand ils étaient dans la jungle, pour ne pas les offenser. Il lui avait apporté des offrandes et il avait vérifié que les marques sur son front ne formaient pas la lettre « s », ce qui aurait été le signe que la bête était un tigre-garou, et se changerait en être humain pour de bon à sa mort. Ce n’était pas arrivé, et en vérité, il n’y avait pas non plus de « s » sur son front. La marque ressemblait plutôt à un oiseau aux ailes déployées. Il n’avait pas baissé les yeux, comme on est censé le faire quand on tombe par hasard sur un tigre. Il était resté calme, et elle l’avait sauvé de la mort. En fait, toutes les histoires qu’il avait entendues à propos de tigres qui aidaient les hommes – celui qui avait ramené deux enfants perdus au village, celui qui avait embrassé sur la joue un chasseur endormi –, toutes ces histoires faisaient pâle figure à côté de la sienne. Mais elles l’avaient préparé à ce qui était arrivé. Elle avait été sa sœur, et maintenant, il était miné par le chagrin.
Les villageois commencèrent à la dépecer. Bistami quitta le village. Il ne pouvait pas voir ça. Sa brute de frère aîné était morte, et pas plus que lui les autres membres de sa famille n’appréciaient qu’il s’intéresse au soufisme. « Les grands airs sont pour les grands, ce qui leur permet de se voir entre eux de très loin. » Mais il n’y avait pas de sage à proximité, et il ne voyait rien du tout. Il se rappela ce que son maître soufi, Tustari, lui avait dit quand il avait quitté Allahabad : « Garde le haj dans ton cœur, et prends la route de La Mecque ainsi que le veut Allah. Vite ou lentement, mais toujours sur ta tariqat, la voie spirituelle. »
Il réunit ses quelques possessions en ce bas monde dans un balluchon. La mort de la tigresse commençait à s’apparenter à une destinée ; un message lui disant d’accepter le don de Dieu, de le mettre en application dans ses actions, et de ne rien regretter. Le moment était donc venu de dire « Merci mon Dieu, merci Kya, ma sœur », et de quitter pour toujours son village natal.
Bistami se rendit à pied à Agra, et y dépensa le reste de son argent pour acheter une robe de pèlerin soufi. Il demanda asile dans le logis soufi, un vieux bâtiment oblong, au sud de la vieille capitale, et il se baigna dans leur bassin, se purifiant l’intérieur comme l’extérieur.
Puis il quitta la ville et alla à pied à Fatehpur Sikri, la nouvelle capitale de l’empire d’Akbar. Il vit que la cité encore inachevée était la réplique en pierre des vastes campements de tentes des armées mongoles, jusqu’aux colonnes de marbre qui se dressaient à l’écart des murs, comme des piquets de tente. La ville était poussiéreuse, ou boueuse, et la pierre blanche dont elle était faite était déjà sale. Dans les jardins nouvellement plantés, les arbres étaient tout petits. Le long mur d’enceinte du palais impérial donnait sur la grande avenue qui séparait le nord et le sud de la cité, menant à une grande mosquée de marbre et au dargah dont Bistami avait entendu parler à Agra, la tombe du saint soufi Cheikh Salim Chishti. Vers la fin de sa longue vie, Chishti avait été le professeur du jeune Akbar, et on disait maintenant que son souvenir était le lien le plus fort d’Akbar avec l’islam. Le même Chishti était allé en Iran, dans sa jeunesse, et avait suivi l’enseignement de Shah Esmail, tout comme Tustari, le maître de Bistami.
Bistami s’approcha donc à reculons de la grande tombe blanche de Chishti, en récitant des sourates du Coran. « Au nom de Dieu le Miséricordieux, le très Miséricordieux. Sois endurant avec ceux qui prient leur Seigneur matin et soir, ils désirent Sa face. Ne regarde pas ailleurs par désir des charmes de cette vie. N’écoute pas celui dont nous distrayons le cœur de penser à nous, il suit ses passions et fait l’insolent[1]. »
À l’entrée, il se prosterna vers La Mecque et dit la prière de l’aube, puis il entra dans la cour murée qui entourait la tombe, et rendit hommage à Chishti. Les autres faisaient de même, évidemment, et quand il eut fini ses dévotions, il parla à certains d’entre eux, leur racontant son voyage en remontant jusqu’à l’époque où il était en Iran, éludant ses arrêts en cours de route. Pour finir, il répéta son histoire à l’un des oulémas de la propre cour d’Akbar, et insista sur la « relation maître à élève » qui unissait son maître à Chishti, et il reprit ses prières ; il revint à la tombe jour après jour, établissant un rituel de prières, de purifications, de réponses aux questions des pèlerins qui ne parlaient que persan, se liant avec tous ceux qui visitaient le tombeau. Ce qui amena finalement le petit-fils de Chishti à venir le trouver. Cet homme dit ensuite du bien de lui à Akbar, à ce qu’il crut comprendre. Il prenait son repas quotidien au logis des soufis, et persévéra, affamé, mais plein d’espoir.
Un matin, aux premières lueurs de l’aube, alors qu’il était déjà en train de prier dans la cour intérieure du tombeau, l’empereur Akbar vint en personne au mausolée, prit un simple balai et commença à balayer la cour. La fraîcheur de la nuit flottait encore dans l’air, et pourtant Bistami était en sueur lorsque Akbar finit ses dévotions. Puis le petit-fils de Chishti arriva et demanda à Bistami de venir, quand il aurait fini ses prières, pour le présenter à l’empereur.