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— C’est un grand honneur, répondit Bistami.

Il se remit à prier, ânonnant machinalement, alors que dans sa tête tournaient à toute allure les choses qu’il allait pouvoir dire. Il se demandait combien de temps il devait attendre avant d’approcher l’empereur, pour bien montrer que la prière passait avant tout. La tombe était encore relativement fraîche et vide ; le soleil venait de se lever. Lorsqu’il fut complètement au-dessus des arbres, Bistami se redressa, s’approcha de l’empereur et du petit-fils de Chishti et s’inclina profondément. Salut, soumission, et puis il obéit à la requête polie de raconter son histoire à ce jeune homme attentif, vêtu de la belle robe impériale, dont le regard fixe ne quittait jamais son visage, ni même ses yeux, en vérité. Études en Iran avec Tustari, pèlerinage à Qom, retour à la maison, année passée à enseigner le Coran à Gujarat, voyage dans sa famille, embuscade des rebelles hindous, tigresse à la rescousse. Quand il eut terminé, Bistami vit que son histoire avait été appréciée par l’empereur.

— Sois le bienvenu, dit Akbar.

Toute la ville de Fatehpur Sikri était la preuve de sa dévotion, aussi bien que de sa faculté à susciter cette dévotion chez autrui. Aujourd’hui, il avait apprécié la dévotion de Bistami, illustrée sous toutes les formes de piété ; et alors qu’ils continuaient leur conversation, et que la tombe commençait à se remplir de visiteurs, Bistami réussit à amener la discussion sur un hadith, qu’il connaissait, et que Chishti avait amené en Iran, de sorte que son isnad, la chaîne de ceux qui l’avaient rapporté, le reliait à l’empereur.

— Je tiens de Tustari, qui le tenait de Shah Esmail, professeur de Cheikh Chishti, qui le tenait de Bahr ibn Kaniz al-Saqqa, qui le tenait d’Uthman ibn Saj, que Said ibn Jubair, la miséricorde de Dieu soit sur lui, a dit : « Salut à tous les musulmans, y compris les jeunes garçons et les adolescents. Quand Il arrivait en classe, Il empêchait ceux qui étaient assis de se lever pour Lui, puisque c’était l’un des fléaux de l’âme. »

Akbar fronça les sourcils, essayant de le suivre. Il passa par l’esprit de Bistami que ça pouvait être interprété comme s’il avait voulu laisser entendre que Lui, au moins, s’était abstenu de demander obéissance aux autres. Bistami se mit à transpirer dans la fraîcheur du matin.

Akbar se tourna vers l’un de ses suivants, qui attendait discrètement devant le mur de marbre de la tombe.

— Amène cet homme avec nous lorsque nous rentrerons au palais.

Au bout d’une autre heure de prière pour Bistami, et de consultations pour Akbar, qui était détendu, mais de plus en plus laconique au fur et à mesure que la matinée avançait et que la rangée de suppliants ne cessait de s’allonger, l’empereur ordonna qu’ils se dispersent et qu’ils reviennent plus tard. Après quoi il conduisit Bistami et sa suite à travers la cité en travaux, jusqu’à son palais.

La cité était construite autour d’une grande place, comme tous les campements militaires moghols – ce qui était en vérité la forme de l’empire lui-même, lui dit le garde de Bistami. Une sorte de quadrilatère protégé par les quatre villes de Lahore, Agra, Allahabad et Ajmer – de très grandes villes par rapport à la nouvelle capitale. Le garde de Bistami aimait particulièrement Agra, où il avait travaillé à la construction du grand fort de l’empereur, maintenant achevé.

— On y trouve plus de cinq cents bâtiments, dit-il, comme il devait le répéter chaque fois qu’il en parlait.

D’après lui, Akbar avait fondé Fatehpur Sikri parce que le fort d’Agra était presque achevé, et que l’empereur aimait lancer de grands projets.

— C’est un bâtisseur, celui-là. Il va refaire le monde avant d’en avoir fini, je vous l’assure. L’islam n’a jamais eu un serviteur comme lui.

— Ça doit être vrai, acquiesça Bistami en regardant le chantier tout autour.

Des bâtiments naissaient d’échafaudages plantés dans des mers de boue noire.

— Louanges à Dieu ! s’exclama-t-il devant tant de merveilles à venir.

Le garde, qui s’appelait Hussein Ali, regarda Bistami d’un air suspicieux. Les pèlerins pieux étaient sans nul doute une banalité. Il conduisit Bistami par la porte du nouveau palais, à la suite de l’empereur. Derrière la muraille se trouvaient des jardins qui donnaient l’impression d’avoir toujours été là : de grands pins dominaient des bosquets de jasmin et des parterres de fleurs, à perte de vue. Le palais lui-même était plus petit que la mosquée, ou que la tombe de Chishti, mais exquis dans le moindre détail. C’était un régal pour l’œil. Une tente de marbre blanc, large et basse, abritait une succession de pièces fraîches entourant une cour centrale et un jardin orné en son milieu d’une fontaine. L’aile entière, à l’arrière de la cour, consistait en une longue galerie dont les murs étaient ornés de peintures : des scènes de chasse, au ciel d’un turquoise immuable ; des chiens, des biches et des lions, des chasseurs en dhoti armés d’arcs ou de fusils à silex, tous peints avec un tel réalisme qu’il ne leur manquait que la vie. Face à ces scènes se trouvaient des successions de pièces aux murs blancs, achevées mais désertes. On en donna une à Bistami pour qu’il s’y installe.

Le repas, ce soir-là, fut un festin somptueux servi dans une longue salle ouverte sur la cour centrale. Au fur et à mesure de son déroulement, Bistami comprit que c’était tout simplement l’ordinaire du palais. Il mangea des cailles rôties, des concombres au yaourt, du porc au curry, et goûta de nombreux plats qu’il ne connaissait pas.

Ce festin inaugurait pour lui une période de rêve, au cours de laquelle il se sentit comme le Manjushri de la légende, qui était tombé vers le haut dans le royaume du lait et du miel. La nourriture dominait ses jours et ses pensées. Un soir, il reçut la visite d’un groupe d’esclaves noirs mieux vêtus que lui, qui l’amenèrent rapidement à leur niveau d’élégance et au-delà. Ils le parèrent d’une belle robe blanche qui avait fière allure mais pesait lourd sur ses épaules. Après cela, il eut une nouvelle audience avec l’empereur.

Cette audience, à laquelle assistèrent des conseillers au regard acéré, des généraux et des serviteurs impériaux de toute sorte, fut très différente de la rencontre matinale à la tombe, où deux jeunes gens sortis pour respirer l’air matinal, assister au lever du soleil, et chanter la gloire du monde d’Allah, s’étaient parlé à cœur ouvert. Et pourtant, dans tout cet équipage, c’était le même visage qui le contemplait – curieux, sérieux, intéressé par ce qu’il avait à dire. Se concentrer sur ce visage aidait Bistami à se détendre.

L’empereur dit :

— Nous vous invitons à vous joindre à nous et à partager votre connaissance de la loi. En échange de votre sagesse, et de votre jugement de certaines affaires et questions qui seront traitées devant vous, vous serez fait zamindar du domaine de feu Shah Muzzafar, qu’Allah honore son nom.

— Louanges à Dieu, murmura Bistami, les yeux baissés. Je demanderai l’aide de Dieu pour remplir cette immense tâche à votre satisfaction.

Même le regard rivé au sol, ou braqué à nouveau sur le visage de l’empereur, Bistami sentit que des courtisans étaient fort mécontents de cette décision. Mais, après coup, certains de ceux qui paraissaient les moins heureux s’approchèrent de lui, se présentèrent, lui parlèrent gentiment, lui firent faire le tour du palais, le sondèrent habilement sur son passé, ses origines, et lui en dirent plus long sur le domaine qu’il devait administrer. Lequel, apparemment, serait surtout géré par des assistants locaux. L’affaire se résumait principalement à une question de titre et de revenus. En retour, il devrait fournir, en cas de besoin, une centaine de soldats, avec leur équipement, aux armées de l’empereur, transmettre toute sa connaissance du Coran et arbitrer diverses querelles civiles confiées à son jugement.