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— Il y a des querelles que seul un ouléma est apte à trancher, lui dit Raja Todor Mal, le conseiller de l’empereur. L’empereur a de grandes responsabilités. L’empire proprement dit n’est pas encore à l’abri de ses ennemis. Il y a une quarantaine d’années seulement que Babur, le grand-père d’Akbar, est venu du Penjab fonder ici un royaume musulman. Les infidèles nous attaquent encore au sud et à l’est. Tous les ans, il faut faire campagne pour les repousser. Tous les fidèles de son empire sont sous sa responsabilité, en théorie, mais le fardeau de ses devoirs fait, en pratique, qu’il n’a tout simplement pas le temps.

— Bien sûr que non.

— En attendant, il n’y a pas d’autre système judiciaire pour régler les querelles de personnes. La loi étant basée sur le Coran, les cadis, les oulémas et les autres saints hommes comme vous-même êtes le choix logique pour assumer cette tâche.

— Bien sûr que oui.

Au cours des semaines suivantes, Bistami se retrouva bel et bien à arbitrer des querelles qui lui étaient soumises par certains des assistants de l’empereur. Deux hommes revendiquaient la même terre ; Bistami demanda où leurs pères avaient vécu, et les pères de leurs pères, et décida que l’une des deux familles vivait dans la région depuis plus longtemps que l’autre. C’est de cette façon qu’il fondait ses jugements.

D’autres nouveaux vêtements lui furent fournis par des tailleurs ; une nouvelle maison, une suite complète de serviteurs et d’esclaves furent mises à sa disposition ; on lui donna un coffre d’au moins cent mille pièces d’or et d’argent. Et pour tout cela, on ne lui demandait que de consulter le Coran, de se rappeler les hadiths qu’il avait lus (très peu, en réalité, et moins nombreux encore étaient ceux qui s’appliquaient), et de rendre des jugements généralement évidents pour tout le monde. Quand ils n’étaient pas évidents, il faisait de son mieux, après quoi il se retirait à la mosquée et il priait, mal à l’aise, puis il assistait l’empereur et dînait à la cour. Il repartait seul, tous les jours, à l’aube, sur la tombe de Chishti, et c’est ainsi qu’il revoyait l’empereur dans les mêmes circonstances informelles que lors de leur première rencontre, une ou deux fois par mois peut-être, ce qui était suffisant pour que l’empereur, toujours très occupé, ait conscience de son existence. Il tenait invariablement prête l’histoire qu’il raconterait à Akbar ce jour-là, quand celui-ci lui demanderait ce qu’il avait fait ; chaque histoire était choisie pour ce qu’elle pourrait enseigner à l’empereur, sur lui-même, sur Bistami, sur l’empire ou sur le monde. Une leçon honnête et réfléchie, c’était assurément le moins qu’il pouvait faire pour l’incroyable bonté dont Akbar le comblait.

Un matin, il lui raconta l’histoire de la sourate XVIII – l’histoire de la ville qui avait renié Dieu. Dieu avait emmené ses habitants dans une caverne et les avait plongés dans un sommeil si particulier qu’ils avaient eu, en se réveillant, l’impression de n’avoir dormi qu’une seule et unique nuit ; mais, en sortant, ils avaient découvert que trois cent neuf années avaient passé.

— Ainsi, par vos travaux, puissant Akbar, nous projetez-vous dans l’avenir.

Un autre matin, il lui raconta l’histoire d’El-Khadir, le célèbre vizir de Dhoulkarnain, qui s’était désaltéré à la fontaine de la vie, dont la vertu était telle qu’il vivait encore et qu’il vivrait jusqu’au jour du jugement dernier, et qui apparaissait, vêtu de vert, aux musulmans en détresse, pour les aider.

— C’est ainsi que votre œuvre ici-bas, grand Akbar, ignorera la mort et continuera au fil des ans à aider les musulmans en détresse.

L’empereur paraissait apprécier ces conversations dans la fraîcheur de la rosée. Il invita Bistami à se joindre à lui lors de plusieurs chasses. Bistami et sa suite occupaient une grande tente blanche, et passaient les chaudes journées à cheval, galopant dans la jungle derrière des chiens hurlants et des rabatteurs ; ou, ce qui était plus du goût de Bistami, il s’asseyait dans le howdah d’un éléphant et regardait les grands faucons quitter le poing d’Akbar, prendre leur essor, très haut dans le ciel, puis décrire des plongeons effrayants sur un lapin ou un oiseau. Akbar vous fixait de son regard attentif exactement comme celui des faucons.

En fait, Akbar aimait ses faucons comme ses frères, et il était toujours de très bonne humeur pendant ces journées de chasse. Il faisait venir Bistami auprès de lui et appelait une bénédiction sur ces grands oiseaux à l’air farouche, dont le regard portait loin, par-delà l’horizon. Les rapaces s’envolaient, battant puissamment des ailes, et montaient rapidement vers les hauteurs d’où la chasse commençait. Lorsqu’ils planaient majestueusement dans les cieux, décrivant de larges cercles au-dessus de leurs têtes, on lâchait quelques colombes. Ces oiseaux partaient à tire-d’aile se mettre à couvert dans les arbres ou les buissons, mais n’allaient généralement pas assez vite pour fuir l’attaque des faucons. Leurs corps brisés étaient ramenés aux pieds de l’empereur par les rapaces qui retournaient se poser sur son poing, où ils étaient salués par un regard aussi fixe que le leur, et récompensés par des bribes de mouton cru.

C’est au cours de l’un de ces jours heureux que du sud leur parvint une mauvaise nouvelle. Un messager arriva en disant que la campagne d’Adham Khan contre le sultan de Malwa, Baz Bahadur, avait été couronnée de succès, mais que l’armée du khan avait entrepris de massacrer tous les prisonniers, hommes, femmes et enfants, de la ville de Malwa, et notamment de nombreux théologiens musulmans et même quelques sayyids, c’est-à-dire des descendants directs du Prophète.

Akbar devint écarlate. Seule une verrue, sur le côté gauche de son visage, brillait, pareille à un raisin blanc incrusté sur sa peau.

— Fini, dit-il à son faucon.

Puis il commença à donner des ordres. L’oiseau fut renvoyé à son fauconnier, et la chasse oubliée.

— Il croit que je n’ai pas encore l’âge…

Il partit au grand galop, laissant toute sa suite sur place, à l’exception de Pir Muhammad Khan, le général en qui il avait le plus confiance. Bistami entendit dire plus tard qu’Akbar avait personnellement relevé Adham Khan de son commandement.

Bistami eut la tombe de Chishti pour lui seul pendant un mois. Puis, un matin, il y retrouva l’empereur, l’air sombre. Adham Khan avait été également destitué de son poste de vakil, ministre principal, et remplacé par Zein.

— Ça va le mettre en rage, mais ça devait être fait, dit Akbar. Nous devrons le mettre aux arrêts.

Bistami hocha la tête et continua à balayer le sol frais et sec de la cour intérieure. L’idée qu’Adham Khan soit placé sous garde permanente, ce qui préludait généralement à une exécution, était dérangeante. Il avait beaucoup d’amis à Agra. Il pourrait tenter de se rebeller, par orgueil. Comme devait très bien le savoir l’empereur.

En vérité, deux jours plus tard, l’après-midi, alors que Bistami se trouvait non loin d’Akbar et de ses conseillers, au palais, il fut effrayé, mais pas surpris, de voir apparaître Adham Khan. Celui-ci montait l’escalier d’un pas lourd, armé, sanglant, hurlant qu’il avait tué Zein moins d’une heure auparavant, dans sa propre salle d’audience, pour le punir d’avoir usurpé ce qui lui revenait de droit.

Entendant cela, Akbar s’empourpra à nouveau, frappa brutalement le khan sur la tempe avec son hanap, l’attrapa par le collet et le tira à l’autre bout de la pièce. Si Adham avait opposé la moindre résistance il aurait signé son arrêt de mort immédiat. Les gardes qui se tenaient de chaque côté, sabre au clair, seraient aussitôt intervenus. Il se laissa donc conduire sur le balcon, d’où Akbar le fit basculer par-dessus la rambarde, dans le vide. Puis, plus rouge que jamais, Akbar se rua en bas des marches, se précipita auprès du khan à demi conscient, le prit par les cheveux, le traîna de ses propres mains en haut de l’escalier, avec sa lourde armure, sur le tapis, sur le balcon, d’où il le fit à nouveau basculer par-dessus la rambarde. Adham Khan s’écrasa une seconde fois sur le sol du patio, au-dessous, avec un choc sourd.