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Ce coup-ci, il était bel et bien mort. L’empereur se retira dans ses appartements.

Le lendemain matin, Bistami balaya le mausolée de Chishti en proie à une tension extrême.

Akbar apparut, et Bistami sentit son cœur battre à tout rompre. Akbar semblait calme, mais distant. La tombe était un endroit qui aurait dû lui rendre une certaine sérénité. Mais le vigoureux balayage qu’il administrait au sol que Bistami avait déjà nettoyé contredisait le calme de ses paroles. C’est l’empereur, pensa soudain Bistami. Il peut faire ce qu’il veut.

Mais encore une fois, en tant qu’empereur musulman, il était au service de Dieu, et de la charia. Puissant et à la fois complètement soumis, tout cela en même temps. Pas étonnant qu’il ait eu l’air pensif au point de paraître hébété. Quand on le voyait ainsi balayer le mausolée au petit matin, il était difficile de l’imaginer fou de colère, comme un éléphant en musth, projetant un homme, de ses propres mains, vers la mort. Il y avait en lui un insondable puits de rage.

La rébellion de sujets manifestement musulmans trouvait sa source au plus profond de ce puits. On annonça une nouvelle rébellion dans le Penjab, et une armée fut envoyée pour la réprimer. Les innocents de la région furent épargnés, même ceux qui avaient combattu au côté des rebelles. Mais ses meneurs, une quarantaine, furent amenés à Agra et placés au milieu d’un cercle d’éléphants de guerre qui avaient de longues lames pareilles à des sabres géants attachées à leurs défenses. Les éléphants furent lâchés sur les traîtres qui hurlèrent alors que les éléphants les écrasaient et, rendus fous par le sang, projetaient leur corps très haut en l’air. Bistami n’aurait jamais cru que des éléphants puissent être poussés à une telle folie sanguinaire. Akbar était perché dans un howdah en forme de trône sur le dos du plus grand de tous les éléphants, un éléphant qui resta immobile devant le spectacle. Ils observaient tous les deux le carnage, impavides.

Quelques jours plus tard, à l’aube, quand l’empereur revint au mausolée, Bistami trouva tout drôle de balayer la cour ombragée de la tombe avec lui. Il balayait assidûment, en essayant d’éviter le regard d’Akbar.

Pour finir, il dut bien manifester qu’il avait conscience de la présence du souverain. Akbar le regardait déjà.

— Tu as l’air troublé, dit Akbar.

— Non, puissant Akbar, pas du tout.

— Tu n’approuves pas l’exécution des traîtres à l’islam ?

— Mais si. Bien sûr que je l’approuve.

Akbar le regarda, à la façon d’un faucon.

— Mais ibn Khaldun n’a-t-il pas dit que le calife devait se soumettre à Allah de la même façon que le plus humble des esclaves ? N’a-t-il pas dit que le calife avait le devoir d’obéir à la loi musulmane ? Et la loi musulmane n’interdit-elle pas la torture des prisonniers ? N’est-ce pas la pensée de Khaldun ?

— Khaldun n’était qu’un historien, répondit Bistami.

Akbar se mit à rire.

— Et le hadith qui vient d’Abu Taiba, qui le tient de Murra ibn Hamdan, qui le tient de Sufyan al-Thawri, qui se l’est fait raconter par Ali ibn Abi Talaib (que le Messager de Dieu, que Dieu lui-même bénissent son nom pour toujours), et qui dit : « Tu ne tortureras pas les esclaves » ? Et les versets du Coran qui ordonnent aux dirigeants d’imiter Allah, et de faire preuve de compassion et de merci envers les prisonniers ? N’ai-je point trahi l’esprit de ces commandements, ô sage pèlerin soufi ?

Bistami étudia les dalles de la cour.

— Peut-être, grand Akbar. Vous seul le savez.

Akbar le regarda.

— Quitte la tombe de Chishti, dit-il.

Bistami se précipita vers la porte.

Lorsque Bistami revit Akbar, la fois suivante, c’était au palais, où on lui avait ordonné de se montrer. Il s’avéra que c’était pour répondre à une question :

— Pourquoi tes amis de Gujarat se rebellent-ils contre moi ? demanda-t-il froidement.

Bistami répondit, mal à l’aise :

— J’ai quitté Ahmadabad précisément à cause de tous ces combats. Les mirzas avaient toujours des problèmes. Le roi Muzzafar Shah Troisième du nom ne dirigeait plus rien. Vous savez tout cela. C’est pour cela que vous avez pris Gujarat sous votre protection.

Akbar hocha la tête comme s’il se rappelait la campagne.

— Mais Hussein Mirza est revenu du Deccan et de nombreux nobles de Gujarat l’ont rejoint dans la rébellion. Si la nouvelle se répand qu’on peut me défier si facilement, qui sait ce qui arrivera ensuite ?

— Gujarat doit être reprise, c’est certain, répondit Bistami d’un ton mal assuré.

Peut-être, comme la dernière fois, était-ce exactement ce qu’Akbar n’avait pas envie d’entendre. Ce qu’on attendait de lui n’était pas clair pour Bistami ; c’était un fonctionnaire de la cour, un cadi. D’habitude on ne le consultait que sur les questions religieuses, ou judiciaires. Or, le fait d’avoir autrefois vécu là où il y avait maintenant la révolte lui valait d’être apparemment sur la sellette ; et ce n’était pas un endroit où l’on avait envie de se trouver quand Akbar était en colère.

— Il se pourrait qu’il soit déjà trop tard, dit Akbar. La côte est à deux mois.

— Vraiment ? demanda Bistami. J’ai fait personnellement le trajet en dix jours. Peut-être que si vous preniez vos meilleurs hommes, sur des chamelles, vous pourriez surprendre les rebelles.

Akbar le gratifia de son regard de faucon. Il fit mander Raja Todor Mal, et les choses furent bientôt organisées comme l’avait suggéré Bistami. Une cavalerie de trois mille soldats, menée par Akbar, à laquelle Bistami était prié de se joindre, couvrit la distance entre Agra et Ahmadabad en onze longues et poussiéreuses journées. La cavalerie, aguerrie par cette marche forcée, écrasa une troupe de plusieurs milliers de rebelles – quinze mille selon le décompte de l’un des généraux, qui furent pour la plupart tués au combat.

Bistami passa cette journée à dos de chameau, suivant les charges principales sur le front, essayant de rester en vue d’Akbar, et, lorsqu’il n’y parvenait pas, aidant les blessés à se mettre à couvert. Même sans les grands canons de siège d’Akbar, le vacarme – essentiellement provoqué par les cris des hommes et des chameaux – avait de quoi ébranler. Il y avait dans l’air une odeur de poussière et de sang.

Plus tard, dans l’après-midi, désespérément assoiffé, Bistami se dirigea vers le fleuve. Des dizaines de blessés et de mourants étaient déjà là, teintant l’eau de rouge. Même en amont, il était impossible de boire une gorgée d’eau qui n’ait pas goût de sang.

Puis Raja Todor Mal et une bande de soldats arrivèrent parmi eux, exécutant au sabre les mirzas et les Afghans qui avaient mené la rébellion. L’un des mirzas aperçut Bistami et cria :

— Bistami, sauve-moi ! Sauve-moi !

L’instant d’après, il n’avait plus de tête, son corps se vidait de son sang sur la rive, par le cou. Bistami se détourna, Raja Todor Mal ne le quittant pas des yeux.

Il était clair qu’Akbar entendit parler de cela par la suite, parce que durant la lente marche de retour vers Fatehpur Sikri, malgré la nature triomphante de la procession et l’allégresse évidente d’Akbar, il ne fit pas venir Bistami à ses côtés, en dépit du fait que c’était Bistami qui avait eu l’idée de cet assaut foudroyant contre les rebelles. Ou bien peut-être à cause de cela ; Raja Todor Mal et ses compères ne pouvant s’en réjouir.