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Ça sentait mauvais, et rien dans la grande fête de victoire qui marqua leur retour à Fatehpur Sikri, quarante-trois jours seulement après leur départ, ne permit à Bistami de se sentir mieux. Tout au contraire, il éprouvait une appréhension grandissante, alors que les jours passaient et qu’Akbar ne revenait pas à la tombe de Chishti.

Au lieu de cela, un matin, trois gardes apparurent. Ils avaient pour ordre de surveiller Bistami, à la tombe comme chez lui. Ils l’informèrent qu’il n’était plus autorisé à aller nulle part en dehors de ces deux endroits. Il était aux arrêts.

C’était le prélude habituel à l’interrogatoire et à l’exécution des traîtres. Bistami voyait dans les yeux de ses gardes que cette fois ne ferait pas exception. D’ailleurs, ils le regardaient déjà comme un homme mort. Il avait du mal à croire qu’Akbar s’était retourné contre lui ; il s’efforçait désespérément de comprendre. Sa peur grandissait tous les jours. L’image du corps décapité du mirza vomissant son sang lui revenait constamment. Chaque fois qu’il la revoyait, le sang de son propre corps palpitait en lui, avide de fuir telle une fontaine rouge, volcanique.

Il alla à la tombe de Chishti, par un de ces terribles matins, et décida de ne pas en repartir. Il envoya l’ordre à l’un de ses suivants de lui apporter à manger au coucher du soleil. Après avoir dîné devant la porte de la tombe, il dormait sur une natte dans un coin de la cour. Il jeûnait comme si c’était le ramadan, et passait les journées à réciter alternativement le Coran et des versets du Mathnawi de Mowlana Rumi et d’autres textes soufis en persan. Une partie de lui attendait, espérait, que l’un des gardes parle persan, de sorte que les paroles de Mowlana, grand poète et voix soufie, seraient comprises alors qu’elles coulaient hors de lui.

— « Voilà les signes miraculeux que tu attends, disait-il à voix haute, alors que tu cries dans la nuit et que tu te lèves à l’aube, demandant qu’en l’absence de ce dont tu te languis tes journées s’assombrissent, ton cou devienne aussi fin qu’un fuseau, que ce que tu donnes soit tout à toi, que tu sacrifies tous tes biens, ton sommeil, ta santé, ta tête, que tu t’asseyes souvent dans des flammes pareilles au feu du bois d’aloès et que tu sortes souvent, tel un casque ébréché à la rencontre de la lame. Quand les gestes d’impuissance deviennent l’habitude, c’est le signe. Tu cours en tous sens à l’écoute d’événements inhabituels, scrutant les visages des voyageurs. Pourquoi me regardes-tu comme un fou ? J’ai perdu un ami. Pardonne-moi je t’en prie. Une telle recherche ne peut échouer. Un cavalier viendra qui te touche de près. Tu défailles et balbuties. Le non-initié dit que tu feins. Comment pourrait-il savoir ? L’eau recouvre le poisson mort sur le rivage.

» Bénie soit l’intelligence dont le cœur entend du ciel l’appel : Viens plus près. L’oreille souillée n’entend pas ce son – seul le méritant obtient la récompense. Ne souille pas ton œil avec la joue et la verrue humaines, parce que l’empereur de la vie éternelle arrive ; et s’il a été souillé, lave-le avec des larmes, parce que le remède vient de ces larmes. Une caravane de sucre est venue d’Égypte ; un bruit de pas, le tintement d’une cloche. Ha, fais silence, car le roi dont les paroles compléteront l’ode, notre roi, est en route. »

Après des jours et des jours de cela, Bistami commença à réciter le Coran sourate après sourate, revenant souvent à la première, l’Ouverture du livre, la Fatiha, la Guérisseuse, que les gardes ne pouvaient manquer de reconnaître :

— « Au nom de Dieu le Miséricordieux, le très miséricordieux. Louange à Dieu le Seigneur des mondes, le Miséricordieux, le très miséricordieux, le maître du jour du jugement. C’est toi que nous adorons, c’est toi que nous implorons. Conduis-nous vers le droit chemin, le chemin de ceux que tu combles de bienfaits, non de ceux qui t’irritent ni de ceux qui s’égarent. »

Cette grande prière d’ouverture, si appropriée dans sa situation, Bistami la répétait des centaines de fois par jour. Parfois, il ne répétait que la prière : « Dieu est suffisant et excellent Protecteur » ; une fois, il la dit trente-trois mille fois d’affilée. Puis il changea pour « Allah est miséricordieux, soumets-toi à Allah, Allah est miséricordieux, soumets-toi à Allah », qu’il répéta à en avoir la bouche desséchée, la voix rauque, et les muscles du visage crispés par la douleur et l’épuisement.

Et pendant ce temps, il balayait impeccablement la cour, et toutes les pièces du mausolée, l’une après l’autre, et il remplissait les lampes, et il raccourcissait les mèches, et il recommençait à balayer, regardant le ciel qui changeait tout au long de la journée, et il répétait ces mêmes choses, encore et toujours, et il sentait le vent passer à travers lui, regardait palpiter les feuilles des arbres autour du mausolée, chacune dans sa propre lumière, légère, transparente. L’arabe, c’est apprendre, mais le persan, c’est le sucre. Il goûtait sa nourriture, au coucher du soleil, comme s’il n’avait jamais goûté de nourriture auparavant. Et pourtant, il lui devenait facile de jeûner, peut-être parce que c’était l’hiver et que les jours étaient un peu plus courts. La peur le poignardait souvent encore, faisant rugir son sang dans ses veines comme un torrent phénoménal, et il priait tout haut à chaque moment d’éveil, rendant sans doute ses gardes fous d’ennui par son bourdonnement incessant.

Pour finir, le monde entier se contracta autour de la tombe, et il commença à oublier les choses qui lui étaient arrivées avant, et tout ce qui arrivait probablement à chaque instant dans le monde autour du mausolée. Il les oubliait. Son esprit s’éclaircissait ; en vérité, tout dans le monde semblait devenir léger, transparent. Il voyait dans les feuilles, et parfois à travers, comme si elles étaient de verre ; il voyait dans le marbre blanc et l’albâtre de la tombe ; et il voyait aussi dans sa propre chair. Tout cela brillait, vivant dans le crépuscule. Et pourtant. « Tout, sauf la face de Dieu, doit périr un jour. À Lui nous retournerons. » C’étaient les paroles du Coran incluses dans le beau poème de la réincarnation de Mowlana Rumi :

Je suis mort comme minéral et revenu plante, Je suis mort comme plante et revenu animal, Je suis mort comme animal et j’étais Homme. Pourquoi devrais-je avoir peur ? Quand ai-je été moins proche de la mort ? Et pourtant, encore une fois, je mourrai comme Homme pour m’élever Avec les anges bénis ; mais de l’angélisme même Je dois poursuivre : « Tout, sauf la face de Dieu, doit périr un jour. » Quand j’aurai sacrifié mon âme angélique, Je deviendrai ce qu’aucun esprit jamais n’a conçu. Oh, laisse-moi ne pas être ! car la non-existence Proclame d’une voix d’orgue : « À Lui nous devons retourner. »

Il répéta ce poème un millier de fois, chuchotant toujours la dernière partie, de crainte que les gardes ne racontent à Akbar qu’il se préparait à la mort.

Les jours passèrent ; les semaines passèrent. Il avait de plus en plus faim, et il devenait hypersensible à toutes les saveurs, à toutes les odeurs, et même à l’air et à la lumière. Il percevait les nuits encore chaudes et lourdes, comme des couvertures qui l’emmaillotaient, et dans la brève fraîcheur de l’aube il marchait en balayant et en priant, regardant le ciel au-dessus des arbres feuillus qui allaient en s’éclaircissant ; et puis, un matin alors que l’aube montait, tout commença à se changer en lumière. « Ô lui, ô lui qui est Lui, ô Lui qui n’est que Lui ! » Encore et encore il cria ces paroles dans le monde de lumière, et même les paroles étaient des échardes de lumière jaillissant de sa bouche. La tombe devint une pure lumière blanche et la fontaine déversa son eau de lumière dans l’air lumineux, et les parois de la cour étaient des briques de lumière, et tout était lumière, légèrement palpitante. Il voyait à travers la Terre, et remontait le temps, par-dessus une passe de Khyber faite de dalles de lumière jaune, remontant jusqu’au moment de sa naissance, le dixième jour de Moharram, le jour où l’imam Hussein, le seul petit-fils vivant de Mahomet, était mort en défendant la foi, et il vit que, Akbar pouvait toujours le faire tuer, il continuerait à vivre, parce qu’il avait déjà vécu de nombreuses fois, et qu’il ne disparaîtrait pas à la fin de sa vie. « Pourquoi devrais-je avoir peur ? Quand ai-je jamais perdu quelque chose en mourant ? » Il était une créature de lumière, comme tout le reste, et il avait été jadis une villageoise, une autre fois un cavalier dans les steppes, une autre fois le serviteur du Douzième Imam, de sorte qu’il savait comment et pourquoi l’Imam avait disparu, et quand il reviendrait sauver le monde. Sachant cela, il n’avait aucune raison de craindre quoi que ce soit. « Pourquoi devrais-je avoir peur ? Ô lui, ô lui qui est Lui, Dieu est suffisant et excellent Protecteur, Allah le miséricordieux, le bienfaisant ! » Allah, qui avait fait venir Mahomet à Lui, au cours de l’isra, puis du miraj. Bistami poursuivait à présent ce même voyage, vers le Paradis, vers la lumière, la lumière ultime, absolue, éternelle.