Выбрать главу

Comprenant cela, Bistami regarda à travers les murs transparents, et les arbres, et la terre, vers Akbar, à l’autre bout de la ville, dans son palais transparent, vêtu de lumière, comme un ange, un homme déjà plus qu’à demi angélique, un esprit angélique qu’il avait connu dans ses vies antérieures, et qu’il connaîtrait à nouveau dans ses vies futures, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tous au même endroit et qu’Allah sonne la chute de l’univers.

Sauf que cet Akbar de lumière tourna la tête et regarda à travers l’espace baigné de lumière qui les séparait, et Bistami vit que ses yeux étaient des billes noires, noires comme de l’onyx ; et il dit à Bistami : Nous ne nous sommes jamais rencontrés, je ne suis pas celui que tu cherches ; celui que tu cherches est ailleurs.

Bistami tituba, tomba au coin de deux murs.

Lorsqu’il revint à lui, le monde était toujours de verre coloré, Akbar se tenait devant lui en chair et en os, et il balayait la cour avec le balai de Bistami.

— Maître, dit Bistami, qui se mit à pleurer. Mowlana.

Akbar se dressa au-dessus de lui, le regarda.

Finalement, il posa la main sur la tête de Bistami.

— Tu es un serviteur de Dieu, dit-il.

— Oui, Mowlana.

— « Maintenant Dieu nous a comblés », récita Akbar en arabe. « Quiconque est fidèle et endurant, eh bien, Dieu ne perd pas le salaire de ceux qui agissent bien. »

C’était un extrait de la sourate XII, l’histoire de Joseph et de ses frères. Bistami, encouragé, voyant toujours à travers les choses, y compris Akbar, sa main et son visage lumineux, telle une créature de lumière palpitante à travers les vies comme les jours, récitait des versets de la fin de la sourate suivante, « Le tonnerre » :

— « Leurs devanciers aussi tramaient, mais Dieu est maître de tous les stratagèmes. Il sait ce que fait chacun. »

Akbar hocha la tête, regarda la tombe de Chishti, perdu dans ses pensées.

— « On ne vous reproche rien aujourd’hui », marmonna-t-il, citant les paroles que Joseph prononça alors qu’il pardonnait à ses frères. « Dieu vous pardonnera, il est le plus miséricordieux des miséricordieux. »

— Oui, Mowlana. Dieu nous donne toute chose, Dieu le miséricordieux, le très miséricordieux, il est qui Il est. Ô lui qui est qui Il est, ô, lui qui est Lui, ô lui qui est Lui… »

Il dut faire un effort sur lui-même pour s’arrêter.

— Oui, dit Akbar en baissant à nouveau les yeux sur lui. Maintenant, quoi qu’il ait pu arriver à Gujarat, je ne veux plus en entendre parler. Je ne crois pas que tu aies eu quoi que ce soit à voir avec la rébellion. Cesse de pleurer. Mais Abul Fazl et Cheikh Abdul Nabi le croient, et ils figurent au nombre de mes principaux conseillers. Je leur fais confiance pour la plupart des choses. Je suis loyal envers eux, comme ils sont loyaux envers moi. Je ne puis donc ignorer leur avis et leur ordonner de te laisser en paix, mais même si je le faisais, ta vie ici ne serait pas aussi confortable qu’elle l’était auparavant. Tu comprends.

— Oui, maître.

— Alors je vais t’envoyer au loin…

— Non, maître !

— Silence ! Tu vas effectuer le haj.

Bistami en resta bouche bée. Après tous ces jours passés à parler interminablement, il se retrouva la mâchoire pendante comme une porte brisée. Une lumière blanche emplissait toute chose, et il eut un moment de défaillance.

Puis les couleurs revinrent et il recommença à entendre :

— … tu iras à Surat à cheval, et tu prendras mon vaisseau pèlerin, l’Ilahi, pour traverser la mer d’Arabie vers Jeddah. Le wakf a rapporté beaucoup d’argent, et j’ai désigné Wazir mir haj pour vous mener. Votre groupe comprendra ma tante, Bulbadan Begam, et ma femme, Salima. J’aimerais y aller moi-même, mais Abul Fazl insiste pour que je reste, disant qu’on a besoin de moi ici.

Bistami hocha la tête.

— Vous êtes indispensable, Maître.

Akbar le regarda longuement.

— Ce qui n’est pas ton cas.

Il retira sa main de la tête de Bistami.

— Mais le mir haj peut toujours utiliser un autre cadi. Et je veux établir une école timouride permanente à La Mecque. Tu pourras y contribuer.

— Mais… et je ne reviendrai pas ?

— Pas si tu accordes du prix à ton existence.

Bistami baissa les yeux. Il se sentit soudain glacé.

— Viens, maintenant, dit l’empereur. Pour un érudit aussi assidu que toi, la vie à La Mecque devrait être pure joie.

— Oui, maître. Bien sûr.

Mais sa voix s’étrangla sur ces mots.

Akbar éclata de rire.

— C’est mieux que d’être décapité, tu dois bien l’avouer ! Et qui sait ? La vie est longue. Peut-être reviendras-tu un jour.

Ils savaient tous les deux que c’était peu probable. La vie n’était pas si longue.

— Si Dieu le veut, murmura Bistami en regardant autour de lui.

Cette cour, cette tombe, ces arbres qu’il connaissait pierre par pierre, branche par branche, feuille par feuille – cette vie qui avait rempli une centaine d’années au cours du mois écoulé était terminée. Tout ce qu’il connaissait si bien passerait hors de lui, y compris ce beau jeune homme tant aimé. C’était drôle de penser que chaque vie durait si peu d’années – qu’on pouvait vivre plusieurs vies au cours de chaque réincarnation. Il dit :

— Dieu est grand. Nous ne nous reverrons plus jamais.

5. En route pour La Mecque

Du port de Jeddah à La Mecque, les chameaux des pèlerins formaient une caravane continue d’un horizon à l’autre. Elle paraissait même se prolonger indéfiniment au-delà, et faire le tour du monde. Les profondes vallées rocailleuses autour de La Mecque étaient pleines de campements, et une odeur de mouton grillé montait dans la fumée des feux de camp, vers le ciel clair du couchant. Nuits froides, journées chaudes, jamais un nuage dans le ciel blanc-bleu, et tous ces milliers de pèlerins, qui effectuaient dans l’euphorie les derniers tours du pèlerinage. Tout le monde dans la ville participait au même rituel extatique, habillé de blanc, rehaussé du vert des turbans des sayyids, qui se disaient les descendants directs du Prophète : une grande famille, à en juger par la quantité de vert. Et tous récitaient des versets du Coran, suivaient les gens devant eux, qui suivaient ceux devant eux, et ceux devant eux, et ainsi de suite, en une longue file qui remontait neuf siècles en arrière.