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Puis, vers la fin de l’hiver, il commença à suivre des cours dans une école de soufis tenue par des religieux venus du Maghreb, l’extrémité occidentale du monde qui devenait chaque jour plus puissante, s’étendant comme si elle était à la fois le Nord, avec la Franji et al-Andalus, et le Sud, avec le Sahel. Bistami et les autres étudiants lisaient et commentaient non seulement Rumi et Shams, mais aussi les philosophes ibn Sina et ibn Rachid, ainsi que le Grec de l’antiquité Aristote, et l’historien ibn Khaldun. Les Maghrébins de la madrasa n’aimaient pas tant contester des points de doctrine que se donner des nouvelles du monde ; ils connaissaient toutes sortes d’histoires narrant la réoccupation d’al-Andalus et de la Franji, et de chroniques de l’ancienne civilisation des Franjs. Ils étaient amicaux avec Bistami ; ils n’avaient pas d’opinion arrêtée à son sujet ; ils ne voyaient en lui qu’un Persan, et donc il était beaucoup plus agréable de se trouver en leur compagnie qu’en celle des Moghols de l’ambassade timouride, où on le regardait au mieux avec embarras. Bistami se dit que si rester à La Mecque pouvait être considéré comme une punition, une forme d’exil loin d’Akbar et du Sind, alors les autres Moghols qui avaient été envoyés ici devaient se demander s’ils n’étaient pas plutôt en exil qu’honorés pour leur dévotion religieuse. Voir Bistami leur rappelait cette possibilité, aussi était-il évité comme un lépreux. En conséquence de quoi il passa de plus en plus de temps à la madrasa maghrébine, et dehors, dans le khitta persan, maintenant établi un peu plus haut dans les collines au-dessus des canaux, à l’est de la ville.

L’année à La Mecque tourne presque uniquement autour du pèlerinage, de la même façon que l’islam tout entier se tourne, géographiquement, dans la direction de La Mecque. Les mois passant, tous commencèrent à se préparer, et à l’approche du ramadan, rien au monde ne compta plus que le pèlerinage. La plupart des efforts ne consistaient en rien d’autre qu’à nourrir les hordes qui déferleraient sur La Mecque. Tout un système s’était mis en place pour accomplir cet exploit formidable, impressionnant par sa taille et son efficacité, ici, dans ce coin perdu d’une péninsule désertique et à peu près sans vie. Même si, plus au sud, se trouvaient Aden et le Yémen, plus riches. Aucun doute, le système avait grandi au même rythme que le pèlerinage lui-même, pensa Bistami en cheminant le long des pâturages à présent pleins de moutons et de chèvres, tout en ressassant ses lectures d’ibn Khaldun. Il commençait à comprendre à quel point l’expansion avait été rapide : l’islam s’était étendu loin au-delà de l’Arabie dès le premier siècle après l’hégire. Al-Andalus avait été islamisée autour de l’année 100, les contrées lointaines des îles des Épices vers l’an 200, l’ensemble du monde connu avait été converti deux siècles seulement après que le Prophète eut reçu le Livre et l’eut donné au peuple de cette petite terre du milieu. Depuis, les gens venaient ici, sans cesse plus nombreux.

Un jour, Bistami et quelques autres jeunes étudiants firent à pied la route jusqu’à Médine, en récitant des prières, pour revoir la première mosquée de Mahomet. Ils passèrent devant d’innombrables enclos de chèvres et de moutons, fromageries, réserves de grains et champs de palmiers-dattiers ; puis traversèrent les faubourgs de Médine, qui se trouvait être, en dehors des périodes du haj, une bourgade délabrée, paisible et poussiéreuse. À l’ombre d’un carré de vieux palmiers, la petite mosquée aux murs blanchis à la chaux brillait comme une perle. C’est ici que le Prophète avait prêché durant son exil, et dicté la plupart des versets du Coran.

Bistami se promena dans le jardin de ce lieu saint, essayant de se représenter comment tout cela s’était passé. La lecture de Khaldun le lui avait fait comprendre ; en vérité, ces choses s’étaient produites : au début, le Prophète s’était tenu dans cette palmeraie, parlant en plein air. Plus tard, il avait pris appui contre un palmier pour parler, et quelques-uns de ses suivants lui avaient conseillé de s’asseoir sur une chaise. Il avait accepté, à la condition qu’elle fut assez basse pour qu’on ne pût pas dire qu’il revendiquait un privilège. Le Prophète, en homme véritablement parfait qu’il était, était modeste. Il avait accepté la construction d’une mosquée là où il avait enseigné, mais elle était restée sans toit pendant de nombreuses années. Mahomet avait déclaré qu’un croyant avait d’autres priorités. Ensuite, Mahomet et les siens s’en étaient retournés à La Mecque, et le Prophète avait mené lui-même vingt-six campagnes militaires : le jihad. Après cela, sa parole s’était rapidement répandue. Khaldun attribuait cette rapidité au fait que les gens étaient prêts à passer au stade de civilisation suivant, et au fait que le Coran était d’une vérité éclatante.

Pourtant, dans cette explication, quelque chose troublait Bistami. En Inde, les civilisations avaient grandi puis décliné, grandi puis décliné. L’islam avait d’ailleurs conquis l’Inde. Mais sous les Moghols les anciennes croyances indiennes avaient perduré, et l’islam lui-même avait évolué à leur contact. C’était devenu plus clair pour Bistami quand il avait étudié l’islam des origines dans la madrasa. Même si le soufisme pouvait être considéré comme autre chose qu’un simple retour aux sources – une étape, ou (pouvait-on le dire ?) une clarification, voire une amélioration. Une tentative de dépassement des oulémas. En tout cas, un changement. Il semblait qu’on ne pouvait pas l’empêcher. Tout changeait. Comme disait le soufi Junnaiyd à la madrasa, la parole divine tombe sur l’homme comme la pluie sur la terre, et donne de la boue, pas de l’eau pure. Après la grande inondation hivernale, cette image était encore plus forte et troublante. L’islam, se répandant dans le monde comme une coulée de boue, mélange d’homme et de Dieu. Cela ne ressemblait pas trop à ce qu’il avait connu dans la tombe de Chishti, ni au cours du pèlerinage, quand la Kaaba lui avait paru tourner autour de lui. Mais même son souvenir des événements changeait. Tout changeait dans ce monde.

Y compris Médine et La Mecque, dont la population augmentait rapidement à l’approche du haj, les bergers venant à la ville avec leurs troupeaux, les commerçants avec leurs marchandises – des vêtements, des articles de voyage pour remplacer ce qui avait été perdu ou cassé, des écrits religieux, des guides du haj, et ainsi de suite. Durant les derniers mois de préparation, les premiers pèlerins arrivaient, longues files de chameaux amenant des voyageurs poussiéreux et contents, le visage illuminé par ce même élan que Bistami se rappelait avoir ressenti l’année précédente, une année qui avait passé si vite – alors qu’en même temps son haj paraissait se trouver au-delà d’un profond abysse ouvert dans son esprit. Il n’arrivait pas à raviver en lui cette flamme qu’il voyait briller dans les yeux des pèlerins de cette année. Il n’était plus un pèlerin maintenant, mais un habitant, et il éprouvait un peu du ressentiment qui était celui des gens de la ville, à l’idée que son village d’habitude si paisible, une sorte de grande madrasa en fait, commençait à être envahi jusqu’aux limites de l’étouffement, comme si une grande famille de proches enthousiastes débarquaient tous en même temps. Ce n’était pas ainsi qu’il aimait à y penser, et Bistami, se sentant coupable, s’imposa une série complète de prières, de jeûne et d’aide aux arrivants, particulièrement à ceux qui étaient épuisés ou malades : il les menait aux khittas, aux kans et aux caravansérails, se lançant à corps perdu dans une sorte de routine dont il espérait qu’elle le rapprocherait de ce que vivaient les pèlerins. Mais de voir chaque jour leurs visages extatiques lui rappelait trop combien il en était loin. Ils rayonnaient d’une lumière divine, il était clair pour lui que c’était le reflet de leur âme, comme autant de fenêtres ouvertes sur un monde plus profond.