Pour finir, il entra dans le bâtiment en priant à haute voix. Tout compte fait, contrairement aux grands temples de pierre du Nord, ce n’était pas un lieu de réunion ; il n’y avait pas de squelettes à l’intérieur. En vérité, il paraissait abandonné depuis de nombreuses années. Des chauves-souris étaient accrochées aux poutres, et l’obscurité était trouée par des rayons de soleil filtrant à travers les tuiles cassées du toit. À l’autre extrémité du temple, une sorte d’autel avait été érigé en hâte. Une unique chandelle s’y consumait dans un pot d’huile. Leur dernière prière, qui brûlait encore, longtemps après leur mort.
Bold n’avait rien à offrir en sacrifice, et le grand temple blanc se dressait, silencieux, au-dessus de lui.
— Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà. Complet éveil ! Ainsi soit-il !
Mais les colonnes seules entendirent ses paroles et se les répétèrent à l’infini.
Il ressortit en titubant dans l’aveuglante clarté de l’après-midi et vit, au sud, l’eau qui miroitait. C’est par là qu’il irait. Il n’y avait rien, ici, pour le retenir ; les hommes et leurs dieux étaient morts.
La mer s’avançait entre les collines. Le port, au bout de la baie, était vide, en dehors de quelques petites barques frappées par les vagues, ou retournées sur la plage de galets qui se perdait dans la lagune. Mais il ne connaissait rien aux bateaux et n’osa pas en prendre un. Il avait vu le lac Issyk Kul et celui de Qinghai, la mer d’Aral, la Caspienne et la mer Noire, mais il n’avait jamais pris de bateau, hormis les bacs qui permettaient de traverser les fleuves. Il n’avait pas envie de commencer.
Sur la plage, il puisa de l’eau dans sa main en coupe, la but, et la recracha : elle était salée, comme la mer Noire ou les sources du bassin de Tarim. C’était drôle de voir une telle étendue d’eau saumâtre. Il avait entendu dire que la Terre était entourée d’eau. Il était peut-être au bout du monde. À sa limite ouest, ou sud ? Peut-être les Arabes vivaient-ils au sud de cette mer ? Il ne savait pas. Pour la première fois depuis le début de son errance, il avait vraiment l’impression de ne pas savoir où il se trouvait.
Il dormit sur le sable chaud d’une plage, rêvant des steppes, essayant de maintenir Tamerlan hors de son rêve par la seule force de sa volonté. Soudain, il fut secoué par des mains vigoureuses qui le firent rouler sur le ventre et lui attachèrent les jambes et les bras dans le dos. On l’obligea à se relever.
Un homme dit « Qu’est-ce que c’est que ça ? » ou quelque chose de similaire. Il parlait un sabir qui ressemblait à du turc. Bold n’en connaissait pas beaucoup de mots, mais c’était un genre de turc, et il arrivait généralement à en saisir le sens. Les hommes, autour de lui, avaient l’air de soldats, ou peut-être de brigands, de gros ruffians aux mains rudes, qui portaient des boucles d’oreilles en or et des vêtements de coton sale. En les voyant, il se mit à pleurer tout en souriant comme un idiot ; il sentit son visage se crisper et ses yeux le brûler. Ils le regardaient avec méfiance.
— Un fou, risqua l’un des hommes.
Bold secoua la tête.
— Je… je n’ai vu personne, dit-il en turc.
Mais il avait l’impression d’avoir les lèvres engourdies. En dépit de ses babillages avec lui-même et avec les dieux, il avait oublié comment parler aux gens.
— Je croyais que tout le monde était mort, reprit-il tant bien que mal avec un geste de la tête en direction du couchant.
Ils n’avaient pas l’air de le comprendre.
— Tuez-le, dit l’un d’eux, aussi expéditif que Tamerlan.
— Tous les chrétiens sont morts, répondit un autre.
— Tuez-le, allez ! Les bateaux sont pleins.
— Amenez-le, dit l’autre. Les marchands d’esclaves nous en donneront bien quelque chose. Il ne fera pas couler la barque ; il n’a que la peau sur les os, ajouta-t-il.
Ou quelque chose dans ce goût-là. Ils le tirèrent au bout d’une corde jusqu’à la plage. Bold devait se dépêcher pour ne pas tomber, et l’effort lui faisait tourner la tête. Il n’avait pas beaucoup de forces. Les hommes sentaient l’ail, ce qui réveillait sa faim, bien que ce fut une mauvaise odeur. Mais s’ils avaient l’intention de le vendre au marché aux esclaves, ils devraient lui donner à manger. Bold en avait tellement l’eau à la bouche qu’il salivait comme un chien. Son visage était baigné de larmes et son nez coulait. Ayant les mains attachées dans le dos, il ne pouvait s’essuyer.
— Ce qu’il bave ! On dirait un cheval.
— Il est malade.
— Il n’est pas malade. Amenez-le. Allez ! fit l’homme à l’intention de Bold. N’aie pas peur. Là où on t’emmène, même les esclaves vivent mieux que vous autres, chiens de barbares.
Puis on le poussa par-dessus le bord d’une barque échouée sur le sable. Il y eut de brutales secousses, et on la mit à l’eau, où elle se balança violemment. Il roula aussitôt sur le côté, contre la paroi de bois.
— Lève-toi et assieds-toi là, esclave ! Sur ce rouleau de corde !
Il s’assit pendant qu’ils travaillaient. Quoi qu’il puisse arriver, c’était toujours mieux que le désert qu’il venait de traverser. Rien que de voir bouger des hommes, de les entendre parler, le comblait. C’était comme de regarder des chevaux courir sur la steppe. Il les observa avidement hisser une voile, puis le bateau eut un soubresaut si violent qu’il s’écrasa le nez sur le pont. Ce qui fit rugir de rire l’équipage. Bold eut un sourire penaud et désigna la grande voile latine :
— Il faudrait un peu plus de vent que ce soupir pour nous faire chavirer.
— Allah nous protège !
— Allah nous protège !
Des musulmans !
— Allah nous protège, dit poliment Bold, en arabe. Au nom de Dieu, le miséricordieux, le très miséricordieux.
Pendant les années qu’il avait passées dans l’armée de Tamerlan, il avait appris à être aussi musulman que n’importe qui. Bouddha se fichait de ce qu’on pouvait dire par politesse. Bien sûr, ça ne l’empêcherait pas de finir en esclavage, mais ça lui vaudrait peut-être un peu de nourriture. Les hommes le considéraient avec curiosité. Il regardait défiler la côte. Ils lui détachèrent les bras et lui donnèrent un peu de pain et de mouton séché. Il essaya de mâcher chaque bouchée une centaine de fois. Ces saveurs familières lui rappelaient toute sa vie. Il mangea, et but l’eau fraîche d’une tasse qu’ils lui tendirent.
— Loué soit Allah. Merci, au nom de Dieu, le miséricordieux, le très miséricordieux.
Ils longèrent une vaste baie, et prirent le large. La nuit venue, ils mouillèrent l’ancre à l’abri d’un cap. Bold se pelotonna sous un rouleau de corde et dormit d’un sommeil agité. Il se réveilla souvent, se demandant où il était.
Le matin, ils repartirent, toujours vers le sud. Un jour, enfin, ils franchirent un long défilé et se retrouvèrent en pleine mer, ballottés par les vagues. Le roulis du bateau lui rappelait la démarche du chameau. Bold fit un geste interrogateur en direction de l’ouest. Les hommes lui dirent un nom, que Bold ne comprit pas.
— Ils sont tous morts, lui dirent-ils.
Quand le soleil se coucha, ils étaient toujours au large. Pour la première fois, ils passèrent la nuit en pleine mer. Ils ne dormirent pas. Chaque fois que Bold se réveillait, il les voyait observer les étoiles en silence. Pendant trois jours, ils voguèrent sans voir la terre, et Bold se demanda combien de temps ça durerait. Mais le matin du quatrième jour, le ciel au sud devint blanc, puis brun.