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Le bateau était tellement énorme qu’on ne sentait pas le mouvement des vagues. On avait l’impression d’être sur une île. La pièce dans laquelle ils étaient gardés était vaste, basse de plafond, et s’étendait sur toute la largeur du bateau. Des grilles, des deux côtés, laissaient passer l’air et un peu de lumière, mais il faisait sombre. Un trou grillagé donnait sur le flanc du bateau et servait de lieux d’aisances.
Le garçon noir, osseux, se pencha au-dessus. Sans doute se demandait-il s’il pourrait fuir par là. Il parlait l’arabe mieux que Bold, bien que ce ne fût pas non plus sa langue natale ; il avait un accent guttural que Bold n’avait jamais entendu. « Y t’traitent kom d’la mird. » Il venait des collines de l’autre côté du Sahel, leur dit-il en regardant dans le trou. Il y mit un pied, puis l’autre. Il ne passerait pas par là.
Puis il y eut un bruit de serrure, alors il retira ses pieds du trou et recula d’un bond, comme un animal. Trois hommes entrèrent. Ils les firent se lever et se tenir debout devant eux. Des officiers mariniers, se dit Bold. Venus inspecter la cargaison. L’un d’eux examina attentivement le jeune Noir. Il fit un signe de tête aux autres, qui déposèrent par terre des bols de riz, ainsi qu’un grand bout de bambou creux contenant de l’eau. Puis ils repartirent.
Ils firent de même pendant deux jours. Le petit Noir, qui s’appelait Kyu, passait le plus clair de son temps à regarder par le trou qui servait de latrines, les yeux perdus dans le vague ou bien contemplant l’eau. Le troisième jour, on les conduisit sur le pont pour aider à charger le bateau. La cargaison fut montée à bord grâce à des cordes qui passaient sur des poulies accrochées aux mâts, puis descendue dans les soutes du navire. Les portefaix suivaient les instructions de l’officier de veille, généralement un grand Han au visage lunaire. La soute était divisée en neuf compartiments indépendants, tous plusieurs fois plus grands que les plus grands boutres de la mer Rouge. Les esclaves qui avaient déjà navigué disaient que, comme ça, le grand bateau ne pouvait pas couler ; si l’un des compartiments fuyait, on pouvait le vider et le réparer, ou on pouvait même le laisser se remplir d’eau ; les autres maintiendraient le navire à flot. En quelque sorte, cela revenait à se trouver sur neuf bateaux attachés ensemble.
Un matin, sur le pont, au-dessus de leur tête, retentit le martèlement des pieds des marins, et ils sentirent qu’on levait les deux ancres de pierre géantes. De grandes voiles furent hissées sur les espars, une par mât. Le bateau commença à se balancer lentement, régulièrement, sur l’eau, en s’inclinant légèrement.
C’était une vraie ville flottante. Des centaines d’individus vivaient à bord, déplaçant sacs et caisses, de soute en soute. Bold compta cinq cents personnes différentes, et il y en avait sûrement beaucoup plus. C’était stupéfiant, le monde qu’il pouvait y avoir à bord. Typiquement chinois, les esclaves étaient tous d’accord. Les Chinois ne voyaient pas à quel point le bateau était bondé ; pour eux, c’était normal. Ce n’était pas différent des autres villes dans lesquelles ils vivaient.
L’amiral de la grande flotte était sur leur vaisseau : Zheng He, un géant à la face plate. Un Chinois de l’Ouest, un hui, comme disaient tout bas certains esclaves. Sa présence leur valait un grouillement d’officiers, de dignitaires, de prêtres et de surnuméraires de toutes sortes sur le pont supérieur. Dans les cales, il y avait beaucoup de Noirs, de Zanjis et de Malais, qui faisaient les travaux les plus durs.
Cette nuit-là, quatre hommes entrèrent dans le quartier des esclaves. L’un d’eux, Hua Man, était le second de Zheng. Ils s’arrêtèrent devant Kyu et l’attrapèrent. Hua lui flanqua un coup sur la tête avec une courte matraque. Les trois autres remontèrent sa robe et lui écartèrent les jambes. Ils lui bandèrent étroitement les cuisses et la taille. Ils redressèrent le gamin à moitié inconscient, puis Hua tira un petit couteau incurvé de sa manche. Il attrapa le sexe du garçon et d’un seul coup de couteau le lui trancha, avec les bourses, au ras du corps. Le gamin gémit. Hua pinça la blessure qui saignait et glissa un lacet de cuir autour. Il se pencha, inséra un petit bout de métal dans la plaie, serra le lacet et le noua. Il s’approcha du trou à merde et jeta les parties génitales du garçon dans la mer. L’un de ses assistants lui tendit un tampon de papier humide qu’il colla sur la blessure, puis les autres le maintinrent en place avec des bandages.
Quand il fut bien attaché, deux des hommes prirent le gamin sous les bras et lui firent passer la porte.
Ils revinrent avec lui une ou deux gardes plus tard et l’allongèrent par terre. Apparemment, ils l’avaient fait marcher tout ce temps.
— Ne le laissez pas boire, dit Hua aux esclaves qui rentraient craintivement la tête dans les épaules. S’il boit ou s’il mange au cours des trois prochains jours, il mourra.
Le gamin gémit toute la nuit. Les autres esclaves se regroupèrent instinctivement de l’autre côté de la soute, trop terrorisés pour parler. Bold, qui avait châtré quelques chevaux en son temps, alla s’asseoir à son côté et ne le quitta plus. Le gamin avait peut-être dix ou douze ans. Son visage grisâtre avait quelque chose qui attirait Bold. Pendant trois jours, le gamin demanda de l’eau en gémissant, mais Bold ne lui en donna pas.
Le soir du troisième jour, les eunuques revinrent.
— Bon, c’est maintenant qu’on va voir s’il va vivre ou mourir, dit Hua.
Ils relevèrent le gamin, lui ôtèrent ses bandages et, d’un coup sec, Hua retira le bout de métal de la blessure. Kyu poussa un jappement et gémit pendant qu’un jet d’urine coulait de son entrejambe dans un pot de chambre en porcelaine que tenait le deuxième eunuque.
— Bien, fit Hua aux esclaves silencieux. Débrouillez-vous pour le laver. Rappelez-lui d’enlever la fiche pour se soulager et de la remettre tout de suite après, jusqu’à ce qu’il soit guéri.
Ils repartirent et fermèrent la porte.
Les esclaves abyssiniens consentirent alors à parler au gamin.
— Si tu gardes ça propre, ça cicatrisera comme il faut. L’urine le nettoie aussi, alors ça ira. Enfin, je veux dire, si tu te mouilles quand tu y vas.
— Une chance qu’ils ne nous l’aient pas fait à tous.
— Qui vous dit qu’ils ne vont pas le faire ?
— Ils ne le font pas aux adultes. Il en meurt trop. Il n’y a que les enfants qui peuvent supporter ça.
Le lendemain matin, Bold aida le gamin à s’approcher du trou à merde et à ôter le bandage pour qu’il puisse enlever la fiche et uriner. Puis Bold la lui remit et lui montra comment le faire lui-même, aussi délicatement que possible, pendant que le gamin gémissait.
— Il faut remettre la fiche, ou ça va se refermer et tu mourras.
Le gamin se recoucha sur sa chemise de coton. Il avait de la fièvre. Les autres essayèrent de ne pas regarder l’horrible blessure, mais il était difficile de ne pas la voir de temps à autre.
— Comment peuvent-ils faire une chose pareille ? demanda l’un d’eux en arabe, tandis que le gamin dormait.
— Ce sont eux-mêmes des eunuques, répondit l’un des Abyssiniens. Hua est un eunuque. L’amiral aussi est un eunuque.
— Ils devraient pourtant savoir, eux.