Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour : « Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent. Je vais enfin dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger mon indignation... » Mais, s’il exécrait la stupidité courante, comme il admirait, adorait l’intelligence ! Il se fâcha avec un journal ami où l’on avait maladroitement critiqué M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo lui mettait des larmes aux yeux ; et cet homme de lettres n’aurait pas permis que, devant lui, on osât toucher à des hommes de science, à des « savants » quels qu’ils fussent. Il exaltait Claude Bernard, avait pour ami M. Berthelot.
Toute la haute morale artistique qui a guidé son existence, il la mettait parfois en préceptes familiers pour donner des conseils à des jeunes gens. Voici quelques fragments de lettres adressées à un débutant :
« Maintenant parlons de vous. Vous vous plaignez des femmes qui sont “monotones”. Il y a un remède bien simple, c’est de ne pas vous en servir.
“Les événements ne sont pas variés”. Cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous ? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les rapports : c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets.
“Les vices sont mesquins” ; – mais tout est mesquin.
“Il n’y a pas assez de tournures de phrases” ; – cherchez et vous trouverez.
Enfin, mon cher ami. Vous m’avez l’air bien embêté, et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de femmes, trop de canotage, trop d’exercice. Oui, monsieur, le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers. Faites-en ! Tout le reste est vain, à commencer par vos plaisirs et votre santé. Fichez-vous ça dans la boule. D’ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie ou plutôt d’une hygiène profonde.
Vous vivez dans un enfer, je le sais et je vous en plains du fond de mon cœur. Mais de cinq heures du soir à dix heures du matin, tout votre temps peut être consacré à la Muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons, mon cher bonhomme, relevez le nez. A quoi sert de recreuser sa tristesse ? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort : c’est le moyen de le devenir. Un peu plus d’orgueil, saperlotte ! Ce qui vous manque, ce sont les principes. On a beau dire, il en faut. Reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doive se moquer, c’est de lui-même... »
Et, autre part :
« Mais, mon pauvre cher bonhomme, que je vous plains de n’avoir pas le temps de travailler. Comme si un beau vers n’était pas cent mille fois plus utile à l’instruction du public que toutes les sérieuses balivernes qui vous occupent ! Les idées simples sont difficiles à faire entrer dans les cervelles ! »
Et encore, dans une autre lettre :
« M. L... m’embarrasse. Porter un jugement sur l’avenir d’un homme me parait chose tellement grave que je m’en abstiens. D’autre part, demander si l’on doit écrire ne me paraît pas la marque d’une vocation violente. Est-ce qu’on prend l’avis des autres pour savoir si l’on aime ?... En attendant, qu’il travaille : tout est là... »
Voici un curieux axiome qu’il répétait souvent :
« Les honneurs déshonorent.
Le titre dégrade.
La fonction abrutit. »
Et il ajoutait :
« Écrivez ça sur les murs. »
Il avait placé son esprit tellement haut qu’aucune préoccupation basse ne pouvait l’atteindre. L’art était la seule conversation qui l’intéressât ; et on ne pouvait même guère parler d’autre chose avec lui.
Il fut et il restera le premier styliste de notre siècle. Travailleur féroce, ciseleur obstiné, il passait quelquefois huit jours pour enlever d’une phrase un verbe qui le gênait.
Il croyait à l’harmonie fatale des mots, et quand une expression, qui lui paraissait cependant indispensable, ne sonnait pas à son gré, il en cherchait une autre aussitôt, sûr qu’il ne tenait pas la vraie, l’unique. Le style pour lui ne consistait pas dans une certaine élégance convenue de construction, mais dans la justesse absolue du mot et dans la parfaite concordance de la tournure avec l’idée à exprimer ; de là ces différences capitales du style si précis et si bref de L’Éducation sentimentale à la période si magnifique de La Tentation de saint Antoine.
Une phrase qu’il écrivit à un ami sur Balzac est intéressante à ce point de vue :
« Ce grand homme n’était ni un poète ni un écrivain, ce qui ne l’empêchait pas d’être un très grand homme. Je l’admire maintenant beaucoup moins qu’autrefois, étant de plus en plus affamé de la perfection. Mais c’est peut-être moi qui ai tort. »
Cet aperçu très rapide de sa vie permet cependant de tirer une moralité.
Quand un artiste se met à l’œuvre, il a toujours une ambition secrète étrangère à l’art. C’est la gloire qu’on poursuit d’abord, la gloire rayonnante, qui vous place vivant dans une apothéose, fait tourner les têtes, battre les mains, et captive les cœurs des femmes. Plaire aux femmes ! Voilà aussi le désir furieux de presque tous. Pouvoir, par la toute-puissance du génie, être dans Paris comme le sultan d’un harem immense ; cueillir à droite, cueillir à gauche, dans les salons du monde ou les loges des théâtres, ces fruits de chair vivante dont nous sommes sans cesse affamés. Ne connaître point d’obstacle ; et, quand un laquais a lancé devant vous votre nom d’une voix retentissante, chercher laquelle on choisira parmi toutes ces créatures charmantes dont les yeux brillants sont fixés sur vous.
D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les satisfactions qu’il donne : le luxe de l’existence et les délicatesses de la table.