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La première fois que je vis le P. Didon, c’était chez Gustave Flaubert.

J’avais passé la journée avec l’immortel écrivain et, devant dîner chez lui, nous entrâmes ensemble vers sept heures dans le salon de sa nièce. Un prêtre, vêtu de blanc, avec une tête intelligente, de grands yeux bruns où passait une flamme, des gestes lents, une voix douce et bien timbrée, causait assis sur un canapé. J’appris son nom quand on nous présenta l’un à l’autre et je me rappelle qu’il resta encore quelque temps parlant avec facilité des choses mondaines, possédant Paris comme nous, admirant violemment Balzac et connaissant parfaitement Zola, dont l’Assommoir faisait un bruit retentissant.

J’ai revu, plusieurs fois depuis, l’orateur préféré des belles dames élégantes, et toujours je l’ai trouvé fort aimable, homme d’esprit largement ouvert et de manières simples, malgré ses succès d’éloquence.

Je songeais à notre dernière entrevue à Paris, le lendemain d’une de ses conférences les plus remarquées, quand un bruit de pas me fit tourner la tête. Le P. Didon était debout dans l’embrasure de la porte.

Il ne me parut point changé ; un peu engraissé peut-être par la vie tranquille du cloître ; il a toujours cet œil lumineux d’apôtre et de "convertisseur" qui sert à l’orateur presque autant que le geste, et le même sourire calme plisse un peu la joue autour de sa bouche qui s’ouvre largement à chaque parole. Il attendait ma visite, annoncée par son ami, M. Nobili-Savelli, conseiller général revenu d’Ajaccio.

Alors, nous avons parlé de Paris, et le même amour pour cette admirable ville nous retint longtemps en face l’un de l’autre.

Il m’interrogeait, demandant des nouvelles, s’intéressant à tout, repris par le "souvenir" comme on est ressaisi par une fièvre mal guérie.

A mon tour, je l’interrogeai sur lui-même ; il se leva, et tout en gravissant la montagne qui domine le monastère, il me raconta sa vie.

— En entrant ici, me dit-il, j’ai eu l’impression d’être mort, car n’est-ce pas mourir que renoncer brusquement à tout ce qui emplissait votre existence ? Puis j’ai reconnu que l’homme a l’esprit souple et vivace ; je me suis peu à peu accoutumé aux lieux, aux choses, à cette vie nouvelle ; et je n’ai plus même le désir de m’en aller, car j’ai entrepris des travaux très longs.

Il s’arrêta regardant l’horizon immense, la Méditerranée si bleue qui luisait sous le soleil, et, à sa droite, la montagne haute et pointue dont le sommet porte une grande croix noire.

— Je suis un montagnard, dit-il, et ce pays sauvage ne me fait point peur. J’étudie sans cesse, d’ailleurs, et les quinze ou seize heures de vie éveillée, que j’ai chaque jour, ne me semblent pas même longues.

Il se remit à marcher et, comme je le pressais fort, il convint en souriant qu’on travaille à Paris mieux que partout ailleurs, au milieu de cette furieuse excitation cérébrale, de ces luttes constantes, de l’émulation acharnée qui vous exalte.

— N’avez-vous jamais, lui demandai-je, de violents désirs de retourner là-bas ?

— Non, dit-il, moi je ne vis que par mes idées, que par ma foi. Je ne compte pas ma personne, je ne suis rien qu’un levier. J’ai une foi ardente, et mon seul désir est de la communiquer, de la verser en d’autres.

Mais comme je lui parlais d’un évêché que, suivant certains journaux, on lui aurait offert, il se mit franchement à rire.

— Cette nouvelle est une folie, dit-il ; ce n’est pas ici qu’on m’offrirait un évêché.

Puis, redevenant grave :

— D’ailleurs, je ne suis pas un apôtre et je ne changerais pas la chaire de saint Paul contre le plus grand évêché du monde.

Je voulus savoir s’il pensait rester longtemps encore dans cette retraite ; il l’ignorait, indifférent d’ailleurs à l’avenir, pris tout entier par ses croyances idéales, élargissant ses études, voyant le monde de plus loin et le jugeant de plus haut dans un ardent amour de la vérité et une grande haine pour toute hypocrisie ; puis il ajouta :

— Je partirai sans doute plus tôt que nous le croyons tous les deux, car nous allons assurément être chassés avant peu de jours.

Et c’est ainsi que j’appris la chute du Ministère Freycinet.

Le soir venait ; le soleil, plus rouge, s’abaissait vers la mer d’un bleu plus sombre. Toute une vallée à gauche était remplie par l’ombre d’un mont ; les grillons sonores des pays chauds commençaient à jeter leur cri. Le P. Didon, depuis quelques instants, levait les yeux vers la haute montagne surmontée d’une croix.

— Voulez-vous venir avec moi là-haut, dit-il.

Je le remerciai, car il me fallait gagner Calvi ; mais je lui demandai :

— Est-ce que vous allez grimper là ?

Il me répondit :

— J’y vais souvent quand le soir approche et je reste jusqu’à la nuit, perdu dans la contemplation de la mer, presque sans idée, admirant par la sensation plutôt que par la pensée.

Il se tut une seconde ; puis il ajouta :

— De là-haut, je vois les côtes de France.

Je le quittais, quand il m’offrit de visiter sa cellule. Elle est spacieuse et toute blanche, avec une fenêtre ouverte vers la mer ; sur sa table des papiers sont épars, pleins d’écriture. Puis je m’en allai.

Longtemps après, quand j’eus gagné dans la plaine la route qui serpente au bord des flots, je me retournai pour jeter un dernier regard au monastère et, levant les yeux plus haut, vers le pic élancé dans l’espace, j’aperçus au pied de la croix, devenue presque invisible, un point blanc immobile détaché sur le bleu du ciel : c’était la longue robe du P. Didon regardant la mer et les côtes de France.

Alors, une tristesse me vint en songeant à cet homme sincère et droit, ardent dans ses croyances, franc et sans hypocrisie, défendant passionnément sa cause parce qu’il la croit juste et qu’il espère en l’Eglise ; envoyé là, sur ce rocher, pour n’avoir point pris sa part de tartuferie courante.

Quant à moi, si je deviens vieux, mon Révérend Père, et si je me fais alors ermite, ce dont je doute, c’est sur votre montagne que j’irai prier.

Mais le P. Didon n’était pas le seul moine que je devais voir en ce voyage, car le lendemain, à la nuit tombante, j’ai traversé les calanches de Piana.

Je m’arrêtai d’abord stupéfait devant ces étonnants rochers de granit rose, hauts de quatre cents mètres, étranges, torturés, courbés, rongés par le temps, sanglants sous les derniers feux du crépuscule et prenant toutes les formes comme un peuple fantastique de contes féeriques, pétrifié par quelque pouvoir surnaturel.

J’aperçus alternativement deux moines debout, d’une taille gigantesque : un évêque assis, crosse en main, mitre en tête ; de prodigieuses figures, un lion accroupi au bord de la route, une femme allaitant son enfant et une tête de diable immense, cornue, grimaçante, gardienne sans doute de cette foule emprisonnée en des corps de pierre.

Après le "Niolo" dont tout le monde, sans doute, n’admirera pas la saisissante et aride solitude, les calanches de Piana sont une des merveilles de la Corse ; on peut dire, je crois, une des merveilles du monde. Mais qui donc les connaîtrait ? Aucune voiture n’y conduit, aucun service n’est organisé sur cette côte encore sauvage, dont la route cependant est plus belle, à mon avis, que la "Corniche" tant célèbre.