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Vingt fois ils ont failli être pris, vingt fois ils ont échappé à toutes les attaques grâce à leur courage, à leur sang-froid, à leurs ruses et à la complicité de toute la contrée, pleine de leurs parents.

Un jour, par exemple, le plus jeune, Jacques, avait été trahi. Il devait, à une heure donnée, venir mesurer du bois qu’il avait fait couper, et les gendarmes embusqués à vingt pas de là l’attendaient.

On l’aperçut dans la vallée, suivant le sentier avec lenteur, les mains derrière le dos, et aussitôt, sans attendre qu’il s’approchât, une fusillade terrible éclata, mais si loin qu’il en prit le bruit pour des claquements de fouet. Il chercha le charretier et découvrit un baudrier jaune ; alors sautant derrière un tronc de châtaignier, il examina la situation. Tout se taisait maintenant.

Inquiet, il croyait à une ruse quelconque quand il aperçut, dans une éclaircie de la forêt, le détachement de gendarmerie qui retournait tranquillement à la caserne, marchant au pas, l’arme à l’épaule après avoir tiré ses cartouches.

Il alla mesurer son bois.

Les deux frères sont riches, achètent des terres grâce à des prête-noms, exploitent des forêts, même celles de l’État, dit-on.

Tout bétail qui s’égare sur leurs domaines leur appartient, et bien hardi qui le réclamerait.

Ils rendent des services à beaucoup de gens ; ces services naturellement sont payés fort cher.

Leur vengeance est prompte et capitale.

Mais ils sont toujours d’une courtoisie parfaite avec les étrangers.

Ceux-ci vont souvent leur rendre visite. Les Bellacoscia se prêtent volontiers à ces rencontres.

Antoine, l’aîné, est d’assez grande taille, brun, avec lu cheveux grisonnants ; il porte toute sa barbe, a l’air d’un bonhomme, d’abord « sympathique ». Le plus jeune, Jacques, est blond, plus petit que son frère ; son œil perçant révèle une vive intelligence et son habileté, en effet, est remarquable. C’est le plus actif des deux ; c’est aussi le plus redouté.

Il y a quelques années, une jeune fille, une Parisienne, voulut le voir et partit avec un parent.

On s’aborda dans un ravin profond, en plein maquis, en plein mystère, et la Parisienne, avec cette facilité d’enthousiasme bête qui rend le mariage si dangereux, raffola tout de suite du bandit. Songez donc ! Un garçon qui couche à la belle étoile, ne se déshabille jamais, tue les hommes à la douzaine, vit hors la loi et fait des pieds de nez aux carabines gouvernementales. On déjeuna ensemble, puis on partit à travers des rochers inaccessibles. Le parent geignait, soufflait, tremblait. La jeune fille, au bras du bandit, sautait les gouffres, était ravie, transportée. Quel rêve ! Avoir un vrai bandit pour soi toute seule, un jour entier, de l’aurore au soir. Il lui racontait des histoires d’amour, des histoires corses, où le stylet joue toujours un rôle ; il lui parlait d’une institutrice qui l’avait aimé ; et l’amadou que les femmes souvent ont à la place de cervelle s’enflamma si bien qu’à la nuit elle ne voulait plus quitter son bandit, et prétendait le ramener, pour souper, dans la maison du village où les lits étaient préparés.

Il fallut de longs pourparlers pour décider la séparation et l’on se quitta, paraît-il, avec une grande tristesse de part et d’autre.

M. Haussmann a vu Jacques Bellacoscia d’une assez singulière façon. Il allait en voiture à Bocognano, quand une femme, se présentant à la portière, lui annonça que le bandit désirait vivement lui parler. M. Haussmann hésitait à accorder un entretien à un homme si compromettant, quand une idée lui traversa l’esprit.

— Je n’ai pas d’armes, dit-il ; par conséquent si l’on m’arrête je ne pourrai me défendre et je compte, à telle heure, passer par telle route.

A l’heure dite, un homme sautait à la tête des chevaux ; la portière s’ouvrit ; il entra chapeau bas dans la voiture et causa longtemps avec le rebâtisseur de Paris à qui il demanda de lui faire obtenir sa grâce.

Un fait entre mille indiquera bien quelle est la vengeance de ces rôdeurs corses.

Un homme, un berger, avait vendu un des bandits et 0 gravissait la montagne au milieu des gendarmes qu’il allait poster pour leur livrer leur proie. Un coup de feu soudain part du maquis, et le berger, la tête fracassée, tombe dans les bras des gendarmes stupéfaits qui battirent en vain les environs et furent réduits à rapporter à la ville le cadavre de leur guide. Ces braves Bellacoscia, par exemple, manquent du goût littéraire le plus simple, et leurs lettres de menace, toujours datées du « Palais Vert » et tracées à l’encre rouge, sont écrites en style poétique de Peaux-Rouges de l’effet le plus étonnant : « Partout où la lumière du ciel te frappera, disent-ils, nos balles aussi t’atteindront. »

Ils habitent un ravin profond, inaccessible, effroyable à voir, dans les environs du village presque peuplé par leur famille. Comme les bonnes mœurs sont chez eux héréditaires, Jacques enleva, il y a quelques années, la femme de son frère Antoine et la garda. Il a, plus tard, accouplé son fils, un enfant, avec une fillette mineure aussi et sortant du couvent ; puis l’âge venu, les a mariés.

Beaucoup de Corses les connaissent et sont leurs .amis, soit par crainte, soit par un sentiment instinctif de révolte contre le gouvernement.

Beaucoup d’étrangers les ont vus, mais se gardent bien de l’avouer, car l’autorité qui ne parvient point à les prendre ne tarderait pas à mettre la main sur le pauvre homme assez naïf pour confesser qu’il a eu des relations avec des bandits dont la tête est mise à prix.

Une page d’histoire inédite

(Le Gaulois, 27 octobre 1880)

Tout le monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grain de sable qui changea les destinées de l’univers en arrêtant la fortune de Cromwell. Ainsi, dans ce grand hasard des événements qui gouverne les hommes et le monde, un fait bien petit, le geste désespéré d’une femme décida le sort de l’Europe en sauvant la vie du jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon. C’est une page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existence de cet être extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse, qui faillit devenir fatal au jeune officier, alors en congé dans sa patrie.

Le récit qui suit est de point en point authentique. Je l’ai écrit presque sous la dictée sans y rien changer, sans en rien omettre, sans essayer de le rendre plus "littéraire" ou plus dramatique, ne laissant que les faits tout seuls, tout nus, tout simples, avec tous les noms, tous les mouvements des personnages et les paroles qu’ils prononcèrent.

Une narration plus composée plairait peut-être davantage, mais ceci est de l’histoire, et on ne touche pas à l’histoire. Je tiens ces détails directement du seul homme qui a pu les puiser aux sources, et dont le témoignage a dirige l’enquête ouverte sur ces mêmes faits vers 1853, dans le but d’assurer l’exécution de legs stipulés par l’Empereur expirant à Sainte-Hélène.