Trois jours avant sa mort, en effet, Napoléon ajouta à son testament un codicille qui contenait les dispositions suivantes :
« Je lègue, écrivait-il, 20.000 francs à l’habitant de Bocognano qui m’a tiré des mains des brigands qui voulurent m’assassiner ;
10.000 francs à M. Vizzavona, le seul de cette famille qui fût de mon parti ;
100.000 francs à M. Jérôme Lévy ;
100.000 francs à M. Costa de Bastelica ;
20.000 francs à l’abbé Reccho. »
C’est qu’un vieux souvenir de sa jeunesse s’était, en ces derniers moments, emparé de son esprit ; après tant d’années et tant d’aventures prodigieuses, l’impression que lui avait laissée une des premières secousses de sa vie demeurait encore assez forte pour le poursuivre, même aux heures d’agonie, et voici cette lointaine vision qui l’obsédait, quand il se résolut à laisser ces dons suprêmes au partisan dévoué dont le nom échappait à sa mémoire affaiblie, et aux amis qui lui avaient apporté leur aide en ces circonstances terribles.
Louis XVI venait de mourir. La Corse était alors gouvernée par le général Paoli, homme énergique et violent, royaliste dévoué, qui haïssait la Révolution, tandis que Napoléon Bonaparte, jeune officier d’artillerie alors en congé à Ajaccio, employait son influence et celle de sa famille en faveur des idées nouvelles.
Les cafés n’existaient point en ce pays toujours sauvage, et Napoléon réunissait le soir ses partisans dans une chambre où ils causaient, formaient des projets, prenaient des mesures, prévoyaient l’avenir, tout en buvant du vin et en mangeant des figues.
Une animosité déjà existait entre le jeune Bonaparte et le général Paoli. Voici comment elle était née. Paoli, ayant reçu l’ordre de conquérir l’île de la Madeleine, confia cette mission au colonel Cesari en lui recommandant, dit-on, de faire échouer l’entreprise. Napoléon, nommé lieutenant-colonel de la garde nationale dans le régiment que commandait le colonel Quenza, prit part à cette expédition et s’éleva violemment ensuite contre la manière dont elle avait été conduite, accusant ouvertement les chefs de l’avoir perdue à dessein.
Ce fut peu de temps après que des commissaires de la République, parmi lesquels se trouvait Saliceti, furent envoyés à Bastia. Napoléon, apprenant leur arrivée, les voulut rejoindre, et, pour entreprendre ce voyage, il fit venir de Bocognano son homme de confiance, un de ses partisans les plus fidèles, Santo-Bonelli, dit Riccio, qui devait lui servir de guide.
Tous deux partirent à cheval, se dirigeant vers Corte où se tenait le général Paoli, que Bonaparte voulait voir en passant ; car, ignorant alors la participation de son chef au complot tramé contre la France, il le défendait même contre les soupçons chuchotés ; et l’hostilité grandie entre eux, bien que vive déjà, n’avait point éclaté.
Le jeune Napoléon descendit de cheval dans la cour de la maison habitée par Paoli, et confiant sa monture à Santo-Riccio, il voulut tout de suite se rendre auprès du général. Mais, comme il gravissait l’escalier, une personne qu’il aborda lui apprit qu’en ce moment même avait lieu une sorte de conseil formé des principaux chefs corses, tous ennemis des idées républicaines. Lui, inquiet, cherchait à savoir, quand un des conspirateurs sortit de la réunion.
Alors, marchant à sa rencontre, Bonaparte lui demanda : "Eh bien ?" L’autre, le croyant un allié, répondit : "C’est fait ! Nous allons proclamer l’indépendance et nous séparer de la France, avec le secours de l’Angleterre."
Indigné, Napoléon s’emporta et, frappant du pied, il cria : "C’est une trahison, c’est une infamie !" quand des hommes parurent, attires par le bruit. C’étaient justement des parents éloignés de la famille Bonaparte. Eux, comprenant le danger où se jetait le jeune officier, car Paoli était un homme à s’en débarrasser à tout jamais et sur-le-champ, l’entourèrent, le firent descendre par force et remonter à cheval.
Il partit aussitôt, retournant vers Ajaccio, toujours accompagné de Santo-Riccio. Ils arrivèrent, à la nuit tombante, au hameau de Arca-de-Vivario, et couchèrent chez le curé Arrighi, parent de Napoléon, qui le mit au courant des événements et lui demanda conseil, car c’était un homme d’esprit droit et de grand jugement, estimé dans toute la Corse.
S’étant remis en route le lendemain dès l’aurore, ils marchèrent tout le jour et parvinrent le soir à l’entrée du village de Bocognano. Là, Napoléon se sépara de son guide, en lui recommandant de venir au matin le chercher avec les chevaux à la jonction des deux routes, et il gagna le hameau de Pagiola pour demander l’hospitalité à Félix Tusoli, son partisan et son parent, dont la maison se trouvait un peu éloignée.
Cependant, le général Paoli avait appris la visite du jeune Bonaparte, ainsi que ses paroles violentes après la découverte du complot, et il chargea Mario Peraldi de se mettre à sa poursuite et de l’empêcher, coûte que coûte, de gagner Ajaccio ou Bastia.
Mario Peraldi parvint à Bocognano quelques heures avant Bonaparte, et se rendit chez les Morelli, famille puissante, partisans du général. Ils apprirent bientôt que le jeune officier était arrivé dans le village et qu’il passerait la nuit dans la maison de Tusoli ; alors le chef des Morelli, homme énergique et redoutable, instruit des ordres de Paoli, promit à son envoyé que Napoléon n’échapperait pas.
Dès le jour il avait posté son monde, occupé toutes les routes, toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pour rejoindre Santo-Riccio ; mais Tusoli, un peu malade, la tête enveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement.
Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentant lui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient des partisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléon se rendit près d’eux et, les trouvant réunis : "Allez, leur dit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et noble action." Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans la maison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier et l’entraînèrent.
Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes, apprit immédiatement son arrestation et il courut chez un partisan de Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider et dont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléon allait être enfermé.
Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation : "Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il est perdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures." Alors Vizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, et comme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena, à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune homme vint chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaient sa maison.
Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, y consentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés du général, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez lui pour faire ses préparatifs de départ. Ce fut cette absence qui sauva quelques minutes plus tard la vie du prisonnier. Cependant, Santo-Riccio, avec le dévouement naturel des Corses, un prodigieux sang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de son compagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens braves et fidèles comme lui ; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardin attenant à la maison Vizzavona et cachés derrière un mur, il se présenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission de faire ses adieux à Napoléon, puisqu’ils devaient l’emmener On lui accorda cette faveur, et dès qu’il fut en présence de Bonaparte et de Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindre retard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alors pénétrèrent dans l’écurie et, sur la porte, Vizzavona, les larmes aux yeux, embrassa son hôte et lui dit : "Que Dieu vous sauve, mon pauvre enfant, lui seul le peut !"