Выбрать главу

Le livre eut un retentissement immense, fut saisi, et l’auteur arrêté passa un mois sous les verrous, non pas en prison, mais au violon, avec les vagabonds et les voleurs de grand chemin, puis il fut envoyé en exil par l’empereur Nicolas.

Sa grâce, bien que réclamée par le czarevitch, fut longue à venir. La raison en tient peut-être à ce que, sur la demande de l’héritier impérial, Tourgueneff, ayant adressé une lettre au souverain, ne se prosterna point à ses « pieds sacrés » (variante de notre plate formule « votre très humble et très obéissant serviteur »).

Il revint plus tard dans son pays, mais ne l’habita plus guère.

Enfin, le 19 février 1861, l’empereur Alexandre, fils de Nicolas, proclama l’abolition du servage ; et un banquet annuel commémoratif fut institué, où assistaient tous ceux qui avaient pris pari à ce grand acte politique. Or, dans une de ces réunions, un célèbre homme d’État russe, Milutine, portant un toast à Tourgueneff, lui dit : « Le Czar, Monsieur, m’a spécialement chargé de vous répéter qu’une des causes qui l’ont le plus décidé à émanciper les serfs est la lecture de votre livre Les Mémoires d’un Seigneur russe. »

Ce livre est resté, en Russie, populaire et presque classique. Tout le monde le connaît, le sait par cœur et l’admire. Il est l’origine de la réputation de son auteur comme écrivain et comme libéral, on pourrait presque dire comme « libérateur », en même temps qu’il est le principe de sa grande popularité. L’œuvre littéraire de Tourgueneff est assez considérable : sans chercher à analyser ici, ou même à citer tous ses ouvrages, mentionnons un autre très beau roman, Les Eaux printanières. Mais c’est peut-être dans les courtes nouvelles qu’apparaît le plus l’originalité de cet écrivain, qui est avant tout un maître conteur.

Psychologue, physiologiste et artiste de premier ordre, il sait composer en quelques pages une œuvre absolue, grouper merveilleusement les circonstances et tracer des figures vivantes, palpables, saisissantes, en quelques traits si légers, si habiles qu’on ne comprend point comment tant de relief est obtenu avec des moyens en apparence si simples. De chacune de ces courtes histoires s’élève comme une vapeur de mélancolie, une tristesse profonde et cachée sous les faits. L’air qu’on respire en ses créations se reconnaît toujours ; il emplit l’esprit de pensées graves et amères, il semble même apporter aux poumons une senteur étrange et particulière. Observateur réaliste et sentimental en même temps, il a donné une note unique, bien à lui, rien qu’à lui. On la trouve en toute sa puissance dans ces courts chefs-d’œuvre qui s’appellent : L’Abandonnée, – Le Gentilhomme de la Steppe, – Trois Rencontres, – Le Journal d’un Homme de trop, etc.

Tourgueneff, maintenant, habite presque toute l’année la France. Il y possède de nombreux amis : la famille Viardot, Mme Edmond Adam, M. Hébrard, directeur du Temps, les romanciers Edmond de Goncourt, Zola, Daudet, Edmond About, et bien d’autres. Gustave Flaubert l’aimait et l’admirait passionnément.

Beaucoup de nous, sans doute, l’ont rencontré sans le connaître. Comme il adore la musique et en écoute le plus souvent, possible, les habitués du concert Colonne remarquent chaque hiver une sorte de géant à barbe blanche et à longs cheveux blancs, avec une figure de Père éternel, des gestes calmes, un œil tranquille derrière le verre de son pince-nez, et toute une allure d’homme supérieur, ce je ne sais quoi qui n’est point la distinction dite aristocratique, ni l’aplomb du diplomate, mais une sorte de dignité simple, la sérénité du talent. Il est modeste, d’ailleurs, plus que la plupart des écrivains français. On croirait même qu’il s’efforce de ne jamais faire parler de lui.

Chine et Japon

(Le Gaulois, 3 décembre 1880)

Une femme du monde des plus en vue donnait dernièrement une soirée qui fit du bruit et où deux voyageurs spirituels, l’un parlant, l’autre dessinant avec talent, exposèrent la vie au Japon, à la foule de spectateurs et d’auditeurs réunis autour d’eux.

Le Japon est à la mode. Il n’est point une rue dans Paris qui n’ait sa boutique de japonneries ; il n’est point un boudoir ou un salon de jolie femme qui ne soit bondé de bibelots japonais. Vases du Japon, tentures du Japon, soieries du Japon, jouets du Japon, porte-allumettes, encriers, services à thé, assiettes, robes même, coiffures aussi, bijoux, sièges, tout vient du Japon en ce moment. C’est plus qu’une invasion, c’est une décentralisation du goût ; et le bibelot japonais a pris une telle importance, nous arrive en telle quantité, qu’il a tué le bibelot français. C’est tant mieux, d’ailleurs, car tous les riens charmants qu’on fabriquait en France, autrefois, n’existent plus qu’à l’état d’ « antiquités » ; et Paris lui-même ne produit guère aujourd’hui que des menus objets hideux, maniérés, peinturlurés. Pourquoi ? Dira-t-on. Ah ! Pourquoi ? Cela tient sans doute à ce que le fabricant produit ce qui se vend, répond toujours au goût du plus grand nombre d’acheteurs. Or, l’ascension continue des couches nouvelles amène sans cesse à la surface un flot de populaire travailleur, mais peu artiste. Une fois la fortune faite, on se meuble, et le goût, ce flair des races fines, manquant totalement à notre société utilitaire et lourdaude, on voit s’étaler en des salons millionnaires une foule d’objets à faire crier, toute la hideur d’ornementation qui séduit infailliblement les sauvages et les parvenus d’hier, dont les descendants seuls, dans un siècle ou deux, auront acquis la finesse nécessaire pour distinguer, pour comprendre la grâce exquise des petites choses.

L’œuvre véritable, produit de quelques rares génies que la bêtise ambiante ne peut atteindre, se manifeste en dehors de toute influence de mode ou d’époque.

Mais le bibelot, ce menu mobilier d’étagère, objet de vente courante, subit toutes les modifications du goût général. Or, le commun, en ce moment, règne et triomphe dans la société française, et ceux en qui reste encore un peu de la finesse ancienne, ne trouvant dans les magasins que des objets appropriés à la paysannerie universelle, se sont rejetés sur le bibelot japonais, charmant, fin, délicat, et bon marché. Cette invasion, cette domination du commun, fatale dans toute république appuyée sur le plus grand nombre, et non sur la supériorité intellectuelle, a fait de nous un peuple riche sans élégance, industrieux sans esprit ni délicatesse, puissant sans supériorité. Et voilà maintenant que le dernier refuge du « joli », le Japon lui-même, suprême espoir des collectionneurs, se met à prendre nos mœurs, nos coutumes, nos vêtements, car Yeddo sera bientôt pareille à quelque sous-préfecture de Seine-et-Oise. Alors, adieu les costumes de soie brodée, les choses délicieusement fines et charmantes, la grâce dans les riens, tout ce qu’on pourrait nommer le « bibelot spirituel ».

Oui, le Japon s’embourgeoise ; et il a tort, car l’habit noir sied mal aux petits Japonais en pain d’épice. Mais, si le Japon perd son originalité, si ses habitants deviennent des Orientaux des Batignolles, avec tramways, ulsters et gibus, leurs voisins du moins, les Chinois, nous restent, inassiégeables dans leur immobilité, revenus du progrès depuis que leurs ancêtres, contemporains d’Abraham, ont découvert la boussole, l’imprimerie, le phonographe peut-être, et, dit-on, la vapeur. Ils détruisent les chemins de fer en construction, et, rebelles à nos mœurs, à nos lois, à nos usages, méprisant notre activité, nos productions et nos personnes, ils continuent et continueront jusqu’à la fin des siècles à vivre comme ont vécu leurs aïeux, et à fabriquer ces merveilleuses potiches, les plus belles qui soient.