Et ce récit d’une tendresse entre une fleur et un oiseau, qui semble contenir toute la poésie éclose dans cette patrie de la couleur où les sentiments sont émaillés comme les potiches :
N’est-ce pas, mesdames, que ces vers sont adorables, et que Lemerre devrait se hâter un peu plus de nous donner l’édition complète des œuvres de Louis Bouilhet ?
N’est-il pas vrai aussi qu’un pays qui fait produire de pareils vers à de pareils poètes serait, pour cela seul, digne de tout intérêt ? Qu’on m’en montre autant sur le Japon.
Le pays des Korrigans
(Le Gaulois, 10 décembre 1880)
Ce n’est point de la scène de l’Opéra que je veux parler, de ces planches inclinées devant des rochers peints où de petits korrigans en maillot pirouettent en face d’abonnés respectables et chauves, qui s’offrent, pendant l’entracte, le plaisir de saluer des êtres fantastiques moins sauvages que leurs pères, nés sur la lande bretonne.
Laissons, dans leur temple doré, trop doré, les génies follets que gouverne M. Mérante ; et allons là-bas, dans cette contrée sauvage et superbe où la superstition flotte encore, comme les brouillards, au lever du soleil, chassés des plaines, fondus, évaporés partout, restent longtemps suspendus au-dessus du marais dont ils étaient sortis.
La Bretagne est le pays des souvenirs persistants. A peine en a-t-on foulé le sol qu’on vit dans les siècles passés. Le combat des Trente est d’hier ; vous doutez que Du Guesclin soit mort, et dans les environs de Quiberon le sang des chouans massacrés n’a point séché.
J’avais quitté Vannes le jour même de mon arrivée, pour aller visiter un château historique, Sucinio, et, de là, gagner Locmariaker, puis Carnac et, suivant la côte, Pont-l’Abbé, Penmarch, la Pointe du Raz, Douarnenez.
Le chemin longeait cette étrange mer intérieure qu’on appelle le « Morbihan », si pleine d’îles que les habitants les disent aussi nombreuses que les jours de l’année.
Puis je pris à travers une lande illimitée, entrecoupée de fossés pleins d’eau, et sans une maison, sans un arbre, sans un être, toute peuplée d’ajoncs qui frémissaient et sifflaient sous un vent furieux, emportant à travers le ciel des nuages déchiquetés qui semblaient gémir.
Je traversai plus loin un petit hameau où rôdaient, pieds nus, trois paysans sordides et une grande fille de vingt ans, dont les mollets étaient noirs de fumier ; et, de nouveau, ce fut la lande, déserte, nue, marécageuse, allant se perdre dans l’Océan, dont la ligne grise, éclairée parfois par des lueurs d’écume, s’allongeait là-bas, au-dessus de l’horizon.
Et, au milieu de cette étendue sauvage, une haute ruine s’élevait ; un château carré, flanqué de tours, debout, là, tout seul, entre ces deux déserts : la lande où siffle l’ajonc, la mer où mugit la vague.
Ce vieux manoir démantelé, qui date du XIIIe siècle, est illustre ; il s’appelle Sucinio. C’est là que naquit ce grand connétable de Richemont qui reprit la France aux Anglais. Plus de portes. J’entrai dans la vaste cour solitaire, où des tourelles écroulées font des amoncellements de pierres ; et, gravissant des restes d’escaliers, escaladant les murailles éventrées, m’accrochant aux lierres, aux quartiers de granit à moitié descellés, à tout ce qui tombait sous ma main, je parvins au sommet d’une tour, d’où je regardai la Bretagne. En face de moi, derrière un morceau de plaine inculte, l’Océan sale et grondant sous un ciel noir ; puis, partout, la lande ! Là-bas, à droite, la mer du Morbihan avec ses rives déchirées, et, plus loin, à peine visible, une tache blanche illuminée, Vannes, qu’éclairait un rayon de soleil, glissé on ne sait comment entre deux nuages. Puis encore, très loin, un cap démesuré : Quiberon !
Et tout cela, triste, mélancolique, navrant. Le vent pleurait en parcourant ces espaces mornes ; j’étais bien dans le vieux pays hanté ; et, dans ces murs, dans ces ajoncs ras et sifflants, dans ces fossés où l’eau croupit, je sentais rôder des légendes. Le lendemain je traversais Saint-Gildas, où semble errer le spectre d’Abélard. A Port-Navalo, le marin qui me fit passer le détroit me parla de son père, un chouan, de son frère aîné, un chouan, et de son oncle le curé, encore un chouan ; morts tous les trois... Et sa main tendue montrait Quiberon.
A Locmariaker, j’entrai dans la patrie des druides. Un vieux Breton me montra la table de César, un monstre de granit soulevé par des colosses ; puis il me parla de César comme d’un ancien qu’il avait vu. Et tout le monde là-bas ressemble à ce paysan ; car en cette contrée l’écho des grands noms ne s’affaiblit jamais.
Enfin, suivant toujours la côte entre la lande et l’Océan, vers le soir, du sommet d’un tumulus, j’aperçus devant moi les champs de pierres de Carnac.
Elles semblent vivantes, ces pierres ! Alignées interminablement, géantes ou toutes petites, carrées, longues, plates, avec des figures, de grands corps minces ou de gros ventres ; quand on les regarde longtemps on les voit remuer, se pencher, vivre !
On se perd au milieu d’elles, un mur parfois interrompt cette foule humaine de granit ; on le franchit et l’étrange peuple recommence, planté comme des avenues, espacé comme des soldats, effrayant comme des apparitions.
Et le cœur vous bat ; l’esprit malgré vous s’exalte, remonte les âges, se perd dans les superstitieuses croyances.
Comme je restais immobile, stupéfait et ravi, un bruit subit derrière moi me donna une telle secousse de peur inconnue que je me mis à haleter ; et un vieux homme vêtu de noir, avec un livre sous le bras, m’ayant salué, me dit : « Ainsi, monsieur, vous visitez notre Carnac. » Je lui racontai mon enthousiasme et la frayeur qu’il m’avait faite. Il continua : « Ici, monsieur, il y a dans l’air tant de légendes que tout le monde a peur sans savoir de quoi. Voilà cinq ans que je fais des fouilles sous ces pierres, elles ont presque toutes un secret, et je m’imagine parfois qu’elles ont une âme. Quand je remets les pieds au boulevard, je souris, là-bas, de ma bêtise, mais quand je reviens à Carnac, je suis croyant – croyant inconscient ; sans religion précise, mais les ayant toutes. »