Et, frappant du pied :
— Ceci est une terre de religion ; il ne faut jamais plaisanter avec les croyances éteintes, car rien ne meurt : nous sommes, monsieur, chez les druides, respectons leur foi !
Le soleil, disparu dans la mer, avait laissé le ciel tout rouge, et cette lueur saignait aussi sur les grandes pierres, nos voisines.
Le vieux sourit.
— Figurez-vous que ces terribles croyances ont en ce lieu tant de force, que j’ai eu, ici même, une vision, que dis-je ? Une apparition véritable. Là, sur ce dolmen, un soir à cette heure, j’ai aperçu distinctement l’enchanteresse Koridwen, qui faisait bouillir l’eau miraculeuse.
Je l’arrêtai, ignorant quelle était l’enchanteresse Koridwen. Il fut révolté de mon ignorance.
— Comment ! Vous ne connaissez pas la femme du dieu Hu et la mère des Korrigans !
— Non, je l’avoue. Si c’est une légende, contez-la-moi.
Je m’assis sur un menhir, à son côté.
Il parla.
— Le dieu Hu, père des druides, avait pour épouse l’enchanteresse Koridwen. Elle lui donna trois enfants, Mor-Vrau, Creiz-Viou, une fille, la plus belle du monde, et Avrank-Du, le plus affreux des êtres.
« Koridwen dans son amour maternel, voulut au moins laisser quelque chose à ce fils si disgracié, et elle résolut de lui faire boire de l’eau de la divination.
« Cette eau devait bouillir pendant un an. L’enchanteresse confia la garde du vase qui la contenait à un aveugle nommé Morda et au nain Gwiou.
« L’année allait expirer, quand, les deux veilleurs se relâchant de leur zèle, un peu de la liqueur sacrée se répandit, et trois gouttes tombèrent sur le doigt du nain, qui, le portant à sa bouche, connut tout à coup l’avenir. Le vase aussitôt se brisa de lui-même, et Koridwen, apparaissant, se précipita sur Gwiou qui s’enfuit.
« Comme il allait être atteint, pour courir plus vite il se changea en lièvre ; mais aussitôt l’enchanteresse, devenant lévrier, s’élança derrière lui. Elle allait le saisir sur le bord d’un fleuve, mais, prenant subitement la forme d’un poisson, il se précipita dans le courant. Alors, une loutre énorme surgit qui le poursuivit de si près qu’il ne put échapper qu’en devenant oiseau. Or un grand épervier descendit du fond du ciel, les ailes étendues, le bec ouvert ; c’était toujours Koridwen, et Gwiou, frissonnant de peur, se changeant en grain de blé, se laissa choir sur un tas de froment.
« Alors, une grosse poule noire, accourant, l’avala. Koridwen vengée, se reposait, quand elle s’aperçut qu’elle allait être mère de nouveau.
« Le grain de blé avait germé en elle, et un enfant naquit, que Hu abandonna sur l’eau dans un berceau d’osier. Mais l’enfant sauvé par le fils du roi Gouydno, devint un génie, l’esprit de la lande, le Korrigan. C’est donc de Koridwen que naquirent tous les petits êtres fantastiques, les nains, les follets qui hantent ces pierres. Ils vivent là-dessous, dit-on, dans des trous, et sortent au soir pour courir à travers les ajoncs. Restez ici longtemps, monsieur, au milieu de ces monuments enchantés ; regardez fixement quelque dolmen couché sur le sol, et vous entendrez bientôt la terre frissonner. vous verrez la pierre remuer, vous tremblerez de peur en apercevant la tête d’un korrigan, qui vous regarde en soulevant du front le bloc de granit posé sur lui. – Maintenant, allons dîner. »
La nuit était venue, sans lune, toute noire, pleine des rumeurs du vent. Les mains étendues, je marchais en heurtant les grandes pierres dressées, et ce récit, le pays, mes pensées, tout avait pris un ton tellement surnaturel, que je n’aurais point été surpris de sentir courir tout à coup un korrigan entre mes jambes.
Et l’autre soir, quand la toile se leva sur le ballet de M. Widor et de François Coppée, peu à peu l’Opéra, les danseuses charmantes, la suave musique, mes voisins, les loges pleines de femmes, tout disparut, et je me crus revenu dans ce coin de pays sauvage où les croyances sont si vivaces qu’elles nous pénètrent nous-mêmes quand nous mettons le pied sur la terre sacrée, patrie du culte druidique et de toutes les étranges légendes dont se bercent encore les esprits simples.
Madame Pasca
(Le Gaulois, 19 décembre 1880)
L’exposition de 1875 venait d’ouvrir ses portes au publie. La foule épaisse avançait péniblement à travers les salles dont les murs étaient couverts de tableaux. Mais un attroupement considérable, tassé depuis le matin à la même place, encombrait tout le passage, arrêtant soudain le flot mouvant des spectateurs ; et les nouveaux venus, se mêlant aux anciens, demeuraient là, immobiles, la face en l’air.
Une grande toile attirait l’œil. C’était une femme d’une haute allure et d’une beauté grave, debout, dans une robe blanche toute simple, bordée de fourrure sombre. Elle avait le front saillant et puissant, la bouche volontaire, un œil de charbon noir, le teint d’une blancheur mate, une taille parfaite et des cheveux épais, des cheveux dont la noirceur semblait luisante, et dont une boucle enroulée dessinait un serpent sur la tempe droite. Enfermée dans son cadre, elle semblait considérer le public d’un air tranquille et superbe.
Quand on la considérait longtemps sa physionomie paraissait s’animer, et on découvrait en elle d’autres choses.
Son regard, dur au premier aspect, prenait un charme pénétrant, un charme noir. L’énergie du front et de la bouche s’atténuait, et dans l’ensemble de sa personne on sentait une nature violente mais tendre, vibrante, une passionnelle.
Quand on cherchait bien comment quelque douceur pouvait s’allier avec cette figure imposante, on en découvrait la cause, c’était le bras : la manche, ouverte jusqu’à l’épaule, laissait passer en son entier un bras nu charmant, un vrai bras d’amoureuse et de grande dame, adorable de forme et de ton, gras à point, exquis.
Toute la toile magistrale, la plus magistrale d’un grand peintre tenait le public arrêté, admirant et ravi. Un mot parfois courait : « C’est très beau ! » Les ignorants consultaient leur livret, mais deux noms qui semblaient flotter dans la salle, deux noms qu’on unissait dans ce triomphe, revenaient si souvent aux bouches que les plus provinciaux comprenaient : « C’est Mme Pasca, par Bonnat – Bonnat – Mme Pasca. »
C’est ainsi que je vis pour la première fois, de près et en dehors de la scène, la belle et sévère actrice que la Russie regrette encore, et qui reparaissait l’autre jour dans la pièce de M. Gondinet, Les Braves Gens.
Il y a des hommes qui paraissent nés académiciens, d’autres qui paraissent nés généraux et qui le deviennent fatalement ; il me semble, à moi, que Mme Pasca, plus que toute autre, était née sociétaire de la Comédie-Française, et j’ai grand mal à comprendre qu’elle ne le soit pas encore.
Car c’est une classique. Son jeu est sobre, savant, violent ou doux, à sa volonté. Tous ses effets sont étudiés, sûrs et naturels. Rien, dans ses créations, n’est laissé au hasard de l’improvisation. Elle excelle dans le drame, réussit dans la fine comédie, triomphe dans la tendresse.
Elle a eu pour professeurs deux maîtres, Delsarte et M. Régnier, qui la traitaient en égale. Avec le dernier, elle a étudié Célimène, et il la jugeait excellente. Un de ses grands succès en Russie a été dans le rôle de Fortunio, du Chandelier. Elle a joué, enfin, tout le répertoire de la maison dite de Molière, mieux assurément que plusieurs des actrices qu’on nous y montre aujourd’hui ; et mes voisins, deux critiques dramatiques, en l’écoutant, l’autre soir, au Gymnase, me disaient : « En dehors de Madeleine Brohan, qui ne paraît plus sur l’affiche, personne ne la vaut au Français. »