Je demandai : « A quoi cela peut-il tenir qu’elle n’y soit point ? »
L’un répondit : « Le hasard, sans doute, les circonstances ; peut-être pas assez cabotine. »
La raison ne me parut pas suffisante ; j’interrogeai à ce sujet un de ses amis qui l’a vue et applaudie en Russie. Il m’a raconté sur elle, sur sa vie, sur ses créations là-bas, des détails particuliers. Joignant cela à ce que je sais de sa carrière parmi nous, il m’a paru intéressant de parler un peu de cette remarquable actrice, une des meilleures que nous ayons.
Nous la voyons d’abord au Gymnase, débutant avec éclat dans Héloïse Paranquet, la presse la couvre de fleurs. Le public accourt et l’acclame ; elle est désormais sacrée actrice de grande valeur. Elle jouait là, si je ne me trompe, en face d’Arnal, dans une de ses dernières créations.
Puis, malgré son triomphe, elle disparaît presque, ne nous revient que quatre ou cinq fois en six ans et semble lutter contre un mauvais vouloir occulte de son directeur.
Et dans toute sa carrière, nous retrouvons ces singulières éclipses de Mme Pasca. Malgré l’empressement des journaux à lui rendre hommage, malgré le public qu’elle domine, on ne lui donne presque jamais un grand rôle dans une bonne pièce.
Quand cela arrive, c’est infailliblement un triomphe ; mais depuis quelques années, elle n’a guère fait qu’opérer des sauvetages.
Pourquoi cette espèce d’hésitation des directeurs ? Serait-il vrai qu’elle n’est point assez cabotine pour mettre en œuvre toutes les intrigues de coulisse ?
En 1867, elle apparaît avec un éclatant succès dans Les Idées de Madame Aubray. C’est là une des plus belles créations de cette actrice. Elle avait incarné étrangement cette espèce d’hallucinée rêvée par Dumas ; et sa voix vibrante, sa beauté grave, l’exaltation de son regard et de sa parole exercèrent sur le public une prodigieuse action.
Cette action, du reste, elle l’eut dans toute sa carrière, car je me rappelle parfaitement les premières représentations de Séraphine, où la cabale organisée forçait les acteurs à s’arrêter. Mme Pasca, tranquillement, cessait de parler, regardait la salle, attendait ; et, sans aucun embarras, quand les siffleurs se taisaient, à la voir ainsi calme et détermin6e, elle repartait. Le concert unanime de louanges qui accueillit sa création de Fanny Lear fut mérité sans doute, mais peut-être exagéré. Si je consultais l’actrice à ce sujet, elle m’avouerait assurément qu’elle eut moins de mal à composer ce rôle où l’accent anglais devait lui être un secours plutôt qu7une gêne ; et je présume qu’elle dut rencontrer des difficultés autre ment pénibles à vaincre quand elle composa le personnage si compliqué de la comtesse Romani.
Pour épuiser tout de suite la liste des grandes pièces où se paracheva sa réputation, nous rappellerons Fernande, Adrienne Lecouvreur et le Demi-Monde.
Elle partit pour la Russie. Dès son arrivée là-bas, un succès prodigieux se déclara dont rien chez nous ne peut fournir une idée.
La cour donna l’exemple. L’Empereur, l’Impératrice, les grands-ducs, les grandes-duchesses, et, derrière eux, les hauts personnages de tout ordre, vinrent régulièrement l’acclamer. L’Impératrice la reçut ; les grandes-duchesses la traitèrent presque en amie ; et je trouve les lignes suivantes dans un feuilleton russe, signé Fervacques :
« Tout ce monde de choix applaudissait avec fureur. Notre compatriote Mme Pasca n’est pas seulement appréciée ici comme artiste, elle y est adorée comme femme, et ses salons sont toujours pleins de la plus haute et de la meilleure société de Pétersbourg. Les plus grandes dames tiennent à honneur de la recevoir chez elles ; ce n’est pas seulement une femme de talent, test une amie pour elles, et cette amitié n’est point banale, mais solide, durable et sincère. »
C’est peut-être dans ces lignes qu’il faut chercher l’explication de l’espèce de difficulté que semble rencontrer Mme Pasca à se produire dans de grands rôles, et à parvenir au Théâtre Français.
Elle est femme du monde en même temps qu’artiste supérieure, et il se peut que la première de ces « professions » nuise à la seconde.
Que la sainte morale me garde de médire de nos actrices ; cependant je dois constater que les « protecteurs » ne nuisent jamais. Plus on a de députés, sénateurs, ou autres personnages dans sa... manche, plus on a de chances d’obtenir le « bureau de tabac » ou toute autre faveur. Or, quand une femme n’a point de goût pour se... recommander elle-même, qu’elle tient à su relations mondaines et qu’elle vit de façon que les portes des salons s’ouvrent devant elle, il se peut que les portes des distributeurs de grâces s’entrebâillent plus difficilement.
J’expliquerais peut-être ainsi le mot que je citais tout à l’heure :
« Elle n’est point assez cabotine. » Un autre mot, d’un Russe cette fois, le complète : « Elle n’est point assez coquette. » C’est là, en effet, paraît-il, le seul reproche que lui adressaient les Russes. Elle semble ne point tenir aux hommages et passe, indifférente, au milieu des hommes inclinés devant elle.
Mme Pasca, en effet, si j’en juge par l’expression de sa figure, ses allures, sa voix même, me semble appartenir à cette race de femme qui méprise la galanterie et ne croit qu’à la passion. Mais la passion, madame (pardon si cela vous semble un hideux paradoxe), ce n’est que de la galanterie à forte dose. Dans l’ordre moral, je tiens, moi, pour une théorie analogue à cette vérité indiscutable, que quatre pièces de cent sous font la monnaie d’un louis de vingt francs.
Quand on parle d’une femme, même de celle qu’on connaît peu, comme c’est le cas, il faut toujours essayer de soulever le voile qui cache ses pensées sur l’amour.
L’amour étant l’élément où nage l’esprit des femmes les plus grandes et les plus « honnestes », il faut tâcher de découvrir si elles sont... d’eau douce ou d’eau salée. Celles mêmes qui ne pratiquent pas ont toujours là-dessus des doctrines très arrêtées.
Or, si j’avais à composer les devises de nos principales actrices, rien qu’après avoir vu dix minutes Mme Pasca, je lui donnerais celle-ci : « Je m’attache ou je meurs. » De même que je serais tenté d’assigner à une autre de nos étoiles, qui court le monde aujourd’hui, ce vieux dicton : « Par tous les moyens. »
Et puis, c’est une sévère. Elle doit être assurément bonne camarade, mais peu familière. Elle n’appelle certainement jamais ses directeurs « mon gros rat » et ne leur tire point sur les favoris. C’est une dame, à la scène comme dans la coulisse. Plus d’habileté souple peut-être ne lui nuirait point.
Du reste, si elle sait en toute occasion rester femme du monde, les gens du monde de leur côté semblent éprouver pour elle une attirance particulière.