Savez-vous, mesdames, l’histoire de ces deux illustres manufactures qui peuvent défier les plus beaux et les plus anciens produits chinois ?
Permettez-moi de vous la raconter.
Il ne faut point oublier d’abord que, pendant les siècles qui suivirent les invasions, le secret de la fabrication des faïences fut perdu.
C’est en Espagne que recommença d’abord cette fabrication, rapportée par les Maures. Les Arabes en firent autant en Sicile et créèrent d’admirables vases d’un goût oriental, dont l’émail, entièrement bleu, est couvert d’ornements vermiculés à reflets d’or et de cuivre, d’un éclat surprenant. La pâte en est presque toujours plus blanche et plus serrée que celle des faïences hispano-mauresques.
Puis l’expédition des Pisans contre Majorque fit connaître à l’Italie la céramique mauresque ; et cette nation excella bientôt dans cette artistique industrie.
La France fut l’élève de l’Italie, et nous voyons les fabriques s’établir du Midi vers le Nord : Moustiers, Marseille, Avignon, Nevers et Rouen – Rouen, qui porta l’art céramique français à sa pureté la plus extrême. La pâte rouennaise n’est point la plus fine qu’on puisse voir, le grain en est un peu gros, et la transparence reste parfois insuffisante, mais les belles faïences de ce pays sont sans égales au monde par l’émail, le coloris éclatant, et surtout par l’ornementation d’un goût absolu et d’un effet merveilleux.
Ce fut Henri IV qui eut l’honneur d’établir les premières grandes manufactures de faïence à Paris, Nevers et en Saintonge, la patrie de Bernard Palissy.
Les porcelaines chinoises et japonaises n’avaient, du reste, pénétré en Europe que dans le premier tiers du XVIe siècle.
Sèvres est de création relativement récente. Louis XV acheta cette fabrique, et il la faisait exploiter sans se préoccuper curieusement des résultats, quand la Pompadour fut séduite par des échantillons qu’elle en vit et décida le roi à y faire de grandes dépenses. Elle prit dès lors l’établissement sous sa protection, le surveilla, le soutint, s’en occupa sans cesse ; et, sous son inspiration, Sèvres devint le merveilleux atelier d’où sortit cette adorable pâte tendre d’une beauté si délicate et d’une finesse incomparable. Après les artistes qui avaient créé cette porcelainerie unique, on installa à Sèvres des hommes de science qui, changeant les procédés, demandant surtout aux vases des qualités chimiques, méprisant l’ancienne pâte onctueuse et tendre, riant de la vieille fabrication, inaugurèrent le règne de la pâte dure, des bleus violets désagréables à l’œil, et amenèrent la vraie décadence de l’établissement. Il ne s’est point encore relevé et, malgré les éloges patriotiques que lui décernent périodiquement les commissions officielles, Sèvres n’est plus qu’une manufacture secondaire dont les produits sont bien inférieurs à ceux de l’industrie privée.
Aucun roman d’aventures n’est plus extraordinaire, plus mouvementé et plus curieux que les origines de la grande manufacture de Meissen, en Saxe.
En 1701, un alchimiste, Johann-Friedrich Boucher, né à Schlaiz, en Voigtland, le 14 février 1682, vint à Dresde, implorer la protection de Frédéric-Auguste Ier, électeur de Saxe et roi de Pologne,
Il fuyait devant l’intérêt trop vif que lui témoignait un autre prince, le roi Frédéric-Guillaume. Cet alchimiste, en effet, placé d’abord en apprentissage chez le pharmacien Zorn, à Berlin, avait exécuté des travaux si curieux, fait des expériences si inattendues et si belles, que son souverain, craignant de le voir partir, le faisait épier et suivre partout. Gêné par cette surveillance royale, le jeune homme disparut et se rendit en Saxe.
L’électeur lui donna pour collaborateur Ehrenfried-Walter de Tschirnaus, qui cherchait alors le secret de la porcelaine dure des Chinois, secret qui paraissait introuvable.
En 1695, un inventeur nommé Morin avait découvert la pâte tendre ; mais il fallait découvrir la pâte dure ; et Tschirnaus s’égarait en des essais de vitrification incomplète, s’exaspérait de ses échecs, se décourageait aux tentatives avortées.
Son compagnon Bottcher débuta par fabriquer des vases, des aiguières de grès rouge vernissé, rehaussé de fleurs, d’écus armoriés, d’ornements de toute espèce, de feuillages d’or, etc., non fixés par le feu.
Ces échantillons furent présentés à son protecteur Frédéric-Auguste, qui fut envahi par une admiration si véhémente, qu’il ordonna à son tour de garder à vue son protégé. Un officier le suivait partout ; il ne pouvait plus faire un seul pas sans être accompagné, guetté ; et il demeurait prisonnier en une somptueuse demeure où personne même ne pouvait lui parler sans témoins.
S’indigna-t-il moins de cette surveillance acharnée sur lui la seconde fois que la première, ou bien fut-il plus strictement observé ? Le fait est qu’il ne disparut point, et que nous le voyons, en 1706, fuyant devant les Suédois qui envahissaient la Saxe et transportant ses instruments de travail dans la forteresse de Koenigstein.
En 1707, il revint à Dresde et continua ses essais, mais rien ne le mettait sur la voie du secret si ardemment poursuivi ; et ses longues recherches seraient demeurées inutiles sans un de ces merveilleux hasards où l’on croit toujours voir les intentions cachées du Destin.
Un maître de forge, nommé Johann Schnorr, s’étant embourbé sur le territoire d’Aue, près de Schneeberg, en une espèce de fondrière pleine d’une bouillie grasse et blanche, ramassa un peu de cette terre collée aux jambes de son cheval, et l’emporta chez lui. Il remarqua qu’en séchant elle devenait une poussière fine et légère ; et il eut l’idée de l’employer à poudrer les cheveux à la place de la farine de froment qu’on employait alors. Sa tentative ayant réussi, il se mit à vendre cette terre broyée, et le valet de Bottcher, nommé Slunker, en acheta pour son maître.
Cet homme s’aperçut alors que la poudre nouvelle était plus lourde que l’ancienne, et, tout en la semant sur la tête de son seigneur, il lui signala cette particularité.
Bottcher, poursuivi par l’idée fixe de l’introuvable pâte, examina cette poudre, la mania, la mouilla, l’analysa et eut l’inspiration de l’employer dans ses expériences. Or, c’était du kaolin ! La découverte était complète.
La manufacture royale de Saxe fut alors installée solennellement le 6 juin 1710, dans le vieux château d’Albertsburg à Meissen.
Ses produits eurent d’abord pour marque les deux lettres A. R. (Augustus Rex), puis deux épées en croix dans un triangle ; puis enfin deux épées croisées sans encadrement.
Bottcher mourut en 1719.
Qui ne les connaît et ne les adore, ces délicieux petits bonshommes, de Saxe, nation frêle et maniérée oui peuple nos cheminées ou sourit derrière les vitrines. Les frêles marquis, en culotte rose, en bas à trèfles, en habit bleu, dont l’épée relève un pan, s’inclinent devant les bergères à panier avec leur chevelure poudrée qui porte un parterre de fleurs. Une foule de personnages poupins font des grâces en leurs atours de porcelaine ; toute leur race émaillée et nabote nous donne l’idée d’un coquet royaume où vivrait ce petit monde, un Lilliput d’étagère. Ils sont jolis, jolis, proprets, gais et luisants ; et le charme de leurs couleurs séduit l’œil, nous les fait aimer, et nous fait faire des folies pour eux comme pour une maîtresse adorée. Car elle coûte cher, cette humanité minuscule, charmante ; et une petite danseuse en pâte de Saxe demande autant d’or pour entrer chez vous qu’une grande danseuse en chair vivante.