Le plus grand mérite de ce poète c’est justement le contraire de ce que lui ont reproché Malherbe et Boileau, dont il ne faut pourtant point mépriser la sévérité excessive ; ils étaient dans leur rôle de censeurs comme Ronsard est dans son rôle d’écrivain. C’est d’avoir rompu la vieille monotonie du langage, d’avoir innové, osé des mots et des images, enrichi le dictionnaire. Il se trouve toujours des Malherbe qui sont d’utiles et académiques grammairiens ; mais ce qui est plus rare et plus désirable, ce sont les grands audacieux, les Ronsard avec du génie !
Les poètes de la Pléiade, Dorat, Amadis Jamyn, Joachim du Bellay, Rémi Belleau, Étienne Jodelle, Pontus de Thiard et leurs innombrables disciples, offrent à différents degrés, les mêmes qualités et défauts que leur chef.
Leur école que combattit le joyeux Jean Passerat, en revenant à la vieille gaieté première, était décidément tombée dans l’afféterie la plus absolue, lorsque parut, enfin un homme débordant d’une inspiration véhémente, satirique terrible et poète superbe par moments, l’ardent Mathurin Régnier. Chez lui, le vers devient roide et vibrant comme la corde tendue d’un arc, et il s’en échappe comme des flèches, des indignations et des violences admirables.
Son image est généralement courte, juste et colorée.
Sainte-Beuve cite ce vers qu’il vante avec raison :
Régnier attaqua avec tout l’emportement de son libre génie le rigide et méticuleux Malherbe ; celui-ci, du reste, eut l’esprit de rendre justice à son rival.
a dit Boileau.
Sainte-Beuve s’efforce de garder entre les deux écoles un équilibre bien difficile. Son balancier penche tantôt d’un côté et tantôt de l’autre ; il s’empresse de reprendre par ici ce qu’il a cédé par là ; aussi ne parvient-on guère à dégager nettement sa pensée et on pourrait presque lui reprocher d’être trop impartial.
Peut-être a-t-il, en certaines places, méconnu la question ? Et, en voulant être absolument juste, finit-il par ne plus l’être ? Il compare trop et ne distingue pas assez.
Il énumère tous les bienfaits dont la langue est redevable à Malherbe. Il en cite des enseignements excellents qui touchent par plus d’un endroit à la remarquable poétique de M. Théodore de Banville, tels que celui-ci : « On trouve de plus beaux vers en rapprochant des mots éloignés qu’en joignant ceux qui n’ont quasi qu’une même signification. » Puis il se demande si de semblables hommes ne frappent pas d’impuissance une littérature naissante, en ne lui laissant que cette devise : « Abstiens-toi. » Il lui reproche d’être un arrangeur de syllabes et de n’avoir pas toujours compris ses devanciers.
Tout cela est fort juste sans doute : mais qu’on se dise bien que Malherbe est encore moins un poète que Boileau ; qu’il faut lire ses préceptes et non ses œuvres ; que c’est un grammairien, un faiseur de prosodies et non un faiseur de vers ; et que, malgré sa sévérité exagérée, il a laissé une quantité d’inestimables enseignements. On ne frappe point une langue de stérilité en lui imposant des règles ; le génie audacieux et libre saura toujours bien l’en affranchir comme de lisières inutiles ; elles ne peuvent gêner que les poètes médiocres en les forçant à devenir supportables.
Sainte-Beuve dit un peu plus loin :
« Le vers, à notre sens, ne se fabrique pas de pièces et de morceaux plus ou moins adaptés entre eux, mais il s’engendre au sein du génie par une création intime et obscure. – Le génie n’agissant pas toujours avec une force suffisante, il arrive qu’à côté des parties complètes il s’en trouve d’autres ébauchées à peine. »
Non seulement le génie n’agit pas toujours avec une puissance égale, mais il serait ridicule et déplacé d’avoir partout et toujours du génie. Après les passages sublimes qu’il emplit de son souffle, où toutes les hardiesses sont permises, arrivent forcément des périodes de calme et de transition. C’est alors que le poète doit user d’un art suprême pour que ces parties, au lieu d’être ébauchées à peine, comme dit Sainte-Beuve, soient au contraire parfaites, grâce à la science absolue du langage : c’est alors aussi que deviennent nécessaires les préceptes de Malherbe qui enseignent le moyen de suppléer par le talent acquis à l’inspiration défaillante.
Le plus grand reproche qu’on puisse adresser à cet austère pédagogue, c’est que, n’ayant point lui-même de génie, il a tout à fait oublié que d’autres en pouvaient avoir, et que si les lois qu’il établissait étaient une barrière pour la foule, elles ne devaient pas en être une pour ces hommes-là.
Il a presque éteint le rire autour de lui, mais le vieux bon mot spirituel succombait déjà sous les fleurs d’une rhétorique précieuse et fade, et je ne sache pas qu’il ait nus un frein à la formidable gaieté que devait réveiller Molière.
Il a enchaîné les galantes métaphores qui étouffaient la jeune poésie, mais n’a pas arrêté les élans du grand Corneille.
En somme il a entrevu ce que pouvait être le vers, alors que beaucoup ne s’en étaient pas douté ; ce qui n’empêche point qu’il ait été souvent aveugle, qu’il ait manqué de jugement, de grandeur et de compréhension et partagé bien des erreurs. La plus grande qu’on puisse reprocher à presque tous les écrivains de ce temps, c’est d’avoir cru que la poésie se trouvait dans certaines choses à l’exclusion de toutes les autres, ainsi le printemps, la rosée, les fleurs, le soleil, la lune et les étoiles, et encore ne les invoquaient-ils, le plus souvent, que pour faire des comparaisons aux dames ; lorsqu’ils abordaient des sujets érotiques, ils se contentaient de les traiter avec esprit, et ne cherchaient point, comme impossible, à en faire jaillir l’inspiration.
La femme a envahi toute cette période littéraire, et son influence y fut néfaste au lieu de s’y montrer créatrice. On croirait presque que la nature ne devenait charitable qu’à cause d’elle, comme cadre de sa beauté et accessoire de sa grâce ; et on songe en relisant tant de fadeurs sentimentales, aux beaux vers de Louis Bouilhet :