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Puis on posa cette question : « Une jeune fille de bonne famille, mais sans fortune, peut-elle épouser un vétérinaire ? »

– Je répondis : « Oui » sans hésiter.

Je fus hué.

Alors je me tus, me contentant d’écouter religieusement les raisons excellentes, infiniment subtiles, admirablement déduites, de ces dames, pour ou contre chaque profession. Une d’elles surtout me parut surprenante de pénétration. Elle racontait avec esprit comment et par quelle suite de preuves elle avait décidé son pharmacien à refuser sa fille au fils d’un herboriste. Elle conclut ainsi : « Du haut au bas de l’échelle sociale, il faut établir des degrés, et régler toujours sa conduite sur les nuances d’estime qu’on doit à chacun. »

Je manque de finesse pour élucider ces cas. Mais, comme des journaux très répandus ont la spécialité de ces sortes de questions, et demandent gravement à leurs lecteurs si un homme du monde assis dans un salon doit tenir son chapeau sur le genou gauche ou sur le genou droit ; comme il se trouve toujours un grand nombre de docteurs en bon goût pour répondre avec une foule de raisons à l’appui, je serais enchanté qu’on voulût bien me renseigner un peu et lever des doutes qui me persécutent.

Ainsi : dans la hiérarchie sociale, pourquoi un propriétaire de hauts fourneaux est-il généralement considéré comme au-dessus d’un filateur de coton ? Des gens très distingués m’ont affirmé qu’il y avait une nuance. Je ne la saisis pas bien. Ce que je comprends parfaitement, par exemple, c’est la niaiserie de ces préoccupations, la bêtise élégante de ces argumentateurs du comme il faut et du bien vu.

Un vieux proverbe dit : « Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a que de sottes gens. » C’est vrai, à mon avis, bien vrai ; mais il y a tant de sottes gens !...

L’esprit en France

(Le Gaulois, 19 juin 1881)

Il est entendu, convenu, indiscuté, que la nation française est la plus spirituelle de toutes ; que l’esprit est né sur le sol de France ; qu’il a grandi là seulement, et que si, par hasard, un étranger est spirituel, c’est uniquement parce qu’il a le bon goût de nous ressembler.

Nous parlons toujours de notre esprit, nous en mettons partout. Nous nous imaginons que l’on dit dans le monde entier : « Spirituel comme un Français ».

D’abord, qu’est-ce que l’esprit ?

Les dictionnaires ne donnent pas de définition satisfaisante. L’esprit a tant de formes, de manifestations, d’aspects différents, que toute formule est insuffisante pour l’exprimer. Je proposerai donc, pour complaire aux chauvins, cette simple définition :

« Qualité nationale française. »

Cependant l’esprit a des ennemis, même en France. Les plaisants s’écrient :

– Les ennemis de l’esprit sont ceux qui n’en ont pas.

– Pardon, il en est d’autres encore.

Un grand écrivain contemporain instruisait dernièrement le procès de l’esprit. Il l’accusait de vieillir du matin au soir, de s’évanouir comme la mousse gazeuse d’une coupe de champagne, de s’user si brusquement qu’un mot, après avoir fait trépigner la France de joie pendant huit jours, ne fait plus même sourire la semaine suivante. On reproche à l’esprit de ne pas faire penser ; de ne produire dans l’intelligence qu’une sorte de chatouillement ayant la propriété de plisser les joues autour du nez en faisant sortir de la bouche des petits cris entrecoupés assez drôles. Enfin, on lui reproche de se gâter en vieillissant, comme les vins des mauvais crus.

Ainsi qu’Henri IV entre les deux avocats, on est vivement frappé par les arguments des deux partis. Après avoir entendu l’un, on se dit : « Il a raison. » Après avoir écouté l’autre, on se dit : « Il n’a pas tort. » Puis, tout seul, on pense : « Il faudrait pourtant voir clair. » Ne se pourrait-il point qu’on eût un peu confondu ?

Il y a l’esprit qui blanchit en vieillissant, comme le chocolat Ménier. Il y en a un autre qui ne blanchit pas.

C’est un peu comme tout le reste. Ce qui passe, c’est l’esprit à la mode, la saillie, le mot ; parce que cet esprit-là est tout d’actualité, qu’il se rapporte à des choses du moment, du jour ou de la veille. C’est ce qu’on pourrait appeler l’ESPRIT COURANT.

Ce qui demeure, c’est l’esprit, dans le sens large du mot, l’esprit français, ce grand souffle ironique ou gai répandu sur notre peuple depuis qu’il pense et qu’il parle ; c’est la verve terrible de Montaigne et de Rabelais, l’arme aiguë de Voltaire et de Beaumarchais, le fouet de Saint-Simon.

La saillie, le mot est la monnaie très menue de cet esprit-là. Et pourtant, c’est encore un côté, un caractère tout particulier de notre intelligence nationale. C’est un de ses charmes les plus vifs. Il fait la gaieté sceptique de notre vie parisienne, l’insouciance aimable de nos mœurs. Il est une partie de notre aménité.

Autrefois, on faisait en vers ces jeux plaisants ; aujourd’hui, on les fait en prose. Cela s’appelle, selon les temps, épigrammes, bons mots, traits, pointes, gauloiseries. Ils courent la ville et les salons, naissent partout, sur le boulevard comme à Montmartre. Et ceux de Montmartre valent souvent ceux du boulevard. On les imprime dans les journaux. D’un bout à l’autre de la France, ils font rire. Car nous savons rire. Pourquoi un mot plutôt qu’un autre, le rapprochement imprévu, bizarre de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une calembredaine quelconque, un coq-à-l’âne inattendu ouvrent-ils la vanne de notre gaieté, font-ils éclater tout d’un coup, comme une mine qui sauterait, tout Paris et toute la province ?

Pourquoi tous les Français riront-ils, alors que tous les Anglais et tous les Allemands trouveront stupide notre amusement ? Pourquoi ? Uniquement parce que nous sommes Français, que nous avons l’intelligence française, que nous possédons la charmante faculté du rire.

Ah ! Oui, la saillie vieillit vite. Qu’importe ! L’autre esprit reste.

Je me suis amusé à chercher ce qu’était autrefois, dans toute sa jeunesse, cet esprit appelé gaulois. J’ai retrouvé dans les poètes antiques ces mots qui déridaient nos ancêtres, ces lointaines gaietés des aïeux.

Tout cela m’a paru bien enfantin, bien naïf, bien bébête (pardon du mot).

Alors on riait facilement, bonnement et simplement, d’un trait grossier, brutal, lourd, sans pointe. Le mot d’esprit était un coup de massue.

Chose étrange : la gaieté courante du XVIIe siècle diffère peu de celle des deux siècles précédents.

Lisez donc les épigrammes de Racine et de Boileau. Le sel n’en est guère attique.

Au XVIIIe siècle, par exemple, l’esprit devint acéré comme une aiguille, pénétrant, méchant, mais direct et franc, sans arrière-sens détourné.

Aujourd’hui, il nous faut des raffinements, des contorsions de mots, des postures d’idées inusitées, des à-peu-près drolatiques. Le mot n’est plus une aiguille, mais une sorte de tire-bouchon.