Or, une seule est représentée : le nombre. La richesse territoriale, l’argent, l’industrie, ne travaillent donc point à la grandeur de la nation ?
Est-ce que l’intelligence et le savoir ne sont point encore les deux forces les plus agissantes et les plus respectables ?
L’homme qui possède une partie plus ou moins vaste du sol même de sa patrie, le propriétaire, bourgeois ou paysan, n’a-t-il pas plus de droits et de moyens pour comprendre les besoins réels du pays, pour concourir à son administration, que le casseur de cailloux des routes ?
Est-ce que le grade universitaire (puisque l’État octroie des grades) ne devrait pas conférer une autorité particulière à celui qui l’a reçu ?
Mais non. Le nombre imbécile seul est puissant.
Sapons les immortels principes.
On criera : « Vos utopies sont irréalisables. Que voulez-vous donc ? » – Ce que je veux ? Tout plutôt que ce principe absurde, – parce qu’il est universellement faux, – de l’égalité.
Je veux la représentation proportionnelle. Elle est possible. Tenez, j’admettrais encore que chaque profession nommât ses représentants. Les épiciers nommeraient un épicier, les photographes un photographe, les pharmaciens un pharmacien, etc. On rirait ; mais ce serait logique.
Par exemple, je ne vois nullement la nécessité de faire nommer par le TAS des centaines de messieurs quelconques sans certificats d’aptitudes ni brevets de capacité, qui s’enferment dans un grand bâtiment pour échanger des injures et troubler les gens tranquilles.
Il est vrai que le TAS ne se gêne guère pour leur crier : « Va t’asseoir ! »
Je préfère le gouvernement proclamé jadis par M. Rochefort :
« Art. 1er. – Il n’y a rien.
« Art. 2. – Personne n’est chargé de l’exécution du présent décret. »
Si les personnes timorées redoutaient par trop ce genre d’organisation, je consentirais encore à ce qu’on élevât sur l’emplacement des Tuileries une colonne représentant l’Etat et sur laquelle on écrirait ce seul mot : « Liberté ! »
Que si les plus timides tremblaient encore, j’accorderais une petite Chambre tranquille, à la papa, composée de gens peu capables, afin qu’ils ne soient pas très ambitieux, et vieux, et libéraux jusque dans les moelles, une assemblée à la Jules Grévy, enfin. Et on pourrait encore leur crier : « Va t’asseoir ! », il leur serait défendu de délibérer.
Mais ces vérités sont inutiles et puériles. Pourquoi cette indignation m’est-elle venue ? Pour une cause bien niaise et bien futile. C’est que, me promenant au milieu des ruines d’Hippone, au bord du rivage d’Afrique, je viens de lire, sur une colonne de la ville antique, ces mots tracés d’une main novice par un citoyen quelconque, radical ou réactionnaire : « Ohé ! Gambetta, va t’asseoir ! »
Et cela m’a paru déplacé dans ce lieu.
Autour d’un livre
(Le Gaulois, 4 octobre 1881)
J’ai reçu de Bruxelles, l’autre jour, par la poste, un livre dont je connaissais l’histoire et dont la lecture m’a vivement surpris en me faisant beaucoup réfléchir. Cette œuvre contient, du reste, des qualités de premier ordre. Elle a pour titre : Un Mâle, et pour auteur M. Camille Lemonnier. C’est l’histoire très simple d’un braconnier, une espèce de bête humaine, de plante vivante grandie dans les bois, pleine de la sève des arbres, brute magnifique qui devient amoureuse de la fille d’un fermier. La fille se laisse toucher par l’emportement passionné de ce mâle terrible ; elle cède. Puis la lassitude arrive ; elle cherche à rompre ; mais le braconnier veille sur son amour avec une fureur jalouse ; il assomme un des prétendants de sa maîtresse, et finit lui-même par mourir dans un fourré, comme un gibier blessé, abattu par la balle d’un gendarme. La donnée est donc fort simple. C’est l’éternelle histoire, l’éternel drame de l’amour.
La grande valeur de cette œuvre vient de l’atmosphère champêtre et sauvage dans laquelle l’auteur a eu le talent d’envelopper ses personnages et son action. On est grisé par l’odeur des bois, par les bouillonnements des sèves, par toutes les fermentations des campagnes.
Mais il y a une chose surprenante dans l’histoire de ce roman, c’est qu’il a excité de grosses colères lorsqu’il parut en feuilleton. On l’a traité d’œuvre naturaliste ou réaliste remuant les passions basses et sales. Or, s’il y a une critique à adresser à ce livre (critique que je suis tenté de faire), c’est qu’il est, au contraire, conçu et exécuté comme un poème : il est épique. Les paysans y apparaissent grandis à l’égal de héros ; les petits faits de l’existence campagnarde prennent des proportions d’épopée. Il est vu enfin à travers l’optique spéciale et grossissante des poètes, et non avec l’œil froid du romancier.
Alors comment s’est-il trouvé des gens pour qualifier de réaliste ce poème exalté des sèves frissonnantes ! Comment une aussi monstrueuse confusion a-t-elle pu se produire ?
Que s’est-il passé dans l’esprit du public ? Une chose bien simple. – Le public n’attache pas aux mots « idéalisme » et « réalisme » le même sens que les romanciers. Une confusion persistante a lieu qui empêche les uns et les autres de se comprendre.
Pour le public, il n’y a en cette affaire aucune question d’art ni de littérature. Pour les artistes, les idéalistes sont des rêveurs dont le métier consiste à présenter la vie déformée par une espèce de prisme grossissant qu’on nomme la Poésie.
Les réalistes, au contraire, sont des gens qui ont la prétention de rendre la vie telle qu’elle est, dans sa vérité brutale.
Les deux écoles sont logiques, bien qu’à mon sens le véritable romancier ne doive être ni idéaliste ni réaliste de propos délibéré. Ou plutôt il a le devoir d’être l’un et l’autre. Il me semble clair comme le soleil que son unique prétention doit être d’exprimer la vie telle qu’elle apparaît à ses yeux d’artiste, sans parti pris d’école ni pactisations d’aucune sorte. Il sent avec le tempérament spécial que la nature lui a donné ! Qu’il exprime donc avec toute l’habileté, tout l’art, toute la conscience dont il est capable ; qu’il fasse de son mieux, enfin. Que peut-on exiger de plus ?
Avons-nous d’autres modèles que la vie ? Non. Possédons-nous les moyens de connaître autre chose que ce qui est ? Non. Alors quoi ? Aurions-nous donc la prétention de représenter ce qui existe, mieux que la nature ne l’a fait ? De corriger la création ? Cet orgueil serait gigantesque ! Et voilà pourtant ce que le public ose demander ! Art, lettre, style, conscience d’écrivain, il s’en moque : par littérature idéaliste, il entend uniquement de la littérature invraisemblable, sympathique et consolante.
Toute cette grosse question littéraire se borne là, à mon avis. Rien de plus. Donc que l’auteur, l’action, le personnage soient sympathiques au lecteur ; qu’on sente même que l’auteur, lui aussi, a de la sympathie pour ses bonshommes. Enfin de la sympathie dans le titre, de la sympathie entre les lignes, de la sympathie partout. Tarte à la crème ! Vous serez, grâce à cette simple recette, un idéaliste.