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Le lecteur veut être attendri ; il consent à être remué doucement ; il ne se refuse pas au larmoiement, à la petite émotion bourgeoise. Tout cela ne sort point du sympathique.

Mais, si un écrivain de grande race, âpre, sincère et désabusé, planant au-dessus de toutes les rengaines sentimentales, de toutes les fausses poésies, de toutes les illusions intéressées où se berce la pauvre humanité, saisit le lecteur tranquille et le traîne, éperdu, à travers la vie telle qu’elle est, empoignante, sinistre, empestée d’infamies, tramée d’égoïsme, semée de malheurs, sans joies durables, et aboutissant fatalement à la mort toujours menaçante, à cette condamnation de tous nos espoirs que nous nous efforçons, par lâcheté, de ne pas croire sans appel ; s’il montre à chacun son image sans la farder, sans l’embellir ; chacun alors se fâche à la façon des enfants pris en flagrant délit, et crie : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! »

Les uns ajoutent : « Eh bien ! Si la vie est triste, je veux être consolé, et non pas désespéré ; je veux qu’on voile mes misères, qu’on me donne des illusions, qu’on me trompe enfin. »

Cela veut dire : « Je sais bien que je ne suis guère bon, guère honnête, guère vertueux ; que les autres ne le sont pas davantage ; mais faites-moi croire que je suis parfait au milieu de voisins irréprochables ! – Quand je reviens de mon cabinet d’affaires, où j’ai le plus possible filouté mes clients ; quand je reviens de la Bourse où j’ai tâché de ruiner mes confrères pour m’enrichir à leurs dépens, où j’ai joué à la hausse, à la baisse afin de tromper le public, de faire vendre ou acheter les naïfs ; quand je reviens de mon magasin où j’ai tenté de réaliser beaucoup de gains, même exagérés et illicites ; quand je reviens de chez ma maîtresse pour laquelle je ruine ma femme légitime, je veux être consolé de mon improbité, de mes subterfuges inavouables, du sentimentalisme de mes pactisations avec ma conscience, de mon infidélité, de mes faiblesses, etc., par la lecture saine d’un livre honnête où tous les commerçants seront irréprochables, les financiers probes, les maris fidèles, etc. Je veux enfin sentir mon âme purifiée par le spectacle d’un monde idéal, par le reflet trompeur d’une existence de convention. »

Alors qu’arrive-t-il ? Des écrivains de talent, des romanciers fort respectables répondent à ce goût du lecteur pour la littérature sympathique et consolante ; et ils créent une humanité d’étagère, en sucre colorié, qui fait pâmer les femmes du monde dans leurs boudoirs.

C’est toujours la jeune fille pauvre qu’épouse un jeune ingénieur riche et plein d’avenir ; des cousins qui s’aiment et se marient, ou bien un jeune homme ruiné que choisit une riche héritière, et cela se passe avec des surprises, des héritages inattendus pour équilibrer les situations, et des aventures dramatiquement attendrissantes dans le parc d’un vieux château breton. Il y a la scène de la tour, la scène de la chasse, la scène du duel et la scène de l’aïeule invariablement. Mais où triomphe le romancier mondain, c’est quand il touche au vice. Oh ! Le vice, aimable, ganté, parfumé comme il faut ! Comme les femmes l’aiment, ce grand seigneur criminel, blasé, sceptique et charmant ! Et comme le milieu où se déroule l’action est choisi avec goût ! Quel monde d’élite, dont toutes les pensées semblent des poésies et toutes les attitudes des poses de gravures de mode ! Tarte à la crème !

De cette littérature « sirop » à l’usage des dames, on tombe bien vite dans la littérature mélasse à l’usage des petites bourgeoises, et de la littérature mélasse on dégringole dans la littérature tord-boyaux (pardon !) à l’usage des portières. Lisez plutôt les romans des petits journaux.

Voilà à quoi aboutissent les acquiescements au goût du public.

Employons enfin les grands mots, qui sont les mots justes ; cette vieille querelle littéraire n’est, au fond, que la querelle de l’hypocrisie contre la sincérité. L’art n’a rien à y voir.

Et voilà notre grande plaie toujours purulente l’hypocrisie. Nous sommes hypocrites dans les moelles, comme on est scrofuleux. Toute notre vie, toute notre morale, tous nos sentiments, tous nos principes sont hypocrites, et nous le sommes inconsciemment, sans le savoir, comme M. Jourdain était prosateur, cela s’appelle : l’art de sauver les apparences ! C’est tellement passé dans notre sang que ce phénomène monstrueux a lieu : – tout ce qui n’est plus hypocrite nous blesse comme un outrage à notre honnêteté de parade, à nos conventions mondaines, à nos usages de fausses paroles, de fausses protestations, de faux visages.

Oh ! Si l’on découvrait les dessous de la vie ! Si l’on ouvrait les consciences des hommes qui crient à l’immoralité ! Les alcôves des femmes qui s’évanouissent d’un mot un peu vif ! Oh ! Les bonnes pudeurs qu’ont celles-ci ! Oh ! Les belles indignations qu’ont ceux-là ! Quelle amusante colère de singes à qui l’on présente une glace !...

N’ai-je pas entendu un homme connu et respecté dire, au milieu d’un cercle d’auditeurs : « Non, certainement, je ne crois pas ; la foi n’est plus faite pour les hommes ; mais je pratique par devoir... quand ce ne serait que pour notre monde. » Et il ne songeait guère, en vérité, à l’abîme d’hypocrisie que contenait cet aveu.

Et tous ces gens veulent, à leur image, une littérature hypocrite.

Oui, ces romans parfumés, ces mariages d’amour sans discussions de dot, ces dévouements sans récompenses, ces services tout désintéressés, cela n’est, en réalité, que de l’hypocrisie commandée à l’écrivain par le public. Tout le monde le sait : les lecteurs ne l’ignorent point ; et les auteurs le savent si bien, qu’on voit à tout moment les plus honorables faire des concessions à ce besoin de fausseté, et introduire en des œuvres vraiment belles, artistiques et viriles, des épisodes attendrissants, à la manière anglaise, afin qu’on pardonne le reste à la faveur de ce tour de passe-passe.

Et le publie se délecte à la lecture des aventures invraisemblables de fantoches niaisement parfaits, toujours les mêmes ; et, dans sa joie, il déclare le livre « bien écrit », ce qui est, en ce cas, la pire insulte que la plupart des lecteurs puissent adresser à l’écrivain.

N’avons-nous pas inventé cet odieux adage : « Toute vérité n’est pas bonne à dire. » Nous l’appliquons à la littérature. Alors il faut mentir ? – Vous répondrez : « Non ! Se taire. » – Ce qui est encore mentir par le silence. Mais quand il s’agit d un écrivain, il n’y a pas de milieu : il faut qu’il dise ce qu’il croit être la vérité ou qu’il mente.

Donc, en résumé, les querelles littéraires se bornent à ceci : lutte de l’hypocrisie humaine contre la sincérité du miroir, ou exaspération du lecteur contre le tempérament particulier de l’écrivain.

En général, nos vices ou nos défauts préférés sont ceux dont l’image nous blesse le plus, vérité constatée par cet autre adage : « On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu. »