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Je pourrais citer beaucoup d’exemples. Je m’en abstiendrai. Je reviens au livre de M. Camille Lemonnier.

J’ai dit que ce livre était un poème. Tout se passe, en effet, dans une atmosphère poétique très sensible et très puissante. Les arbres deviennent des espèces d’êtres ; la forêt semble une sorte de monde animé ; les sèves parlent et chantent ; la chasse acharnée du braconnier est un symbole ; il grandit comme une de ces créations quasi fantastiques de Victor Hugo. Ce sont des luttes d’idées, de puissances animales, de créatures éternelles dans ce bois qui est plus vaste que la création même, et non les simples embuscades d’un petit paysan qui guette un lapin.

Alors comment a-t-on qualifié ce roman de réaliste ?

Uniquement parce qu’on y sent un peu la bête humaine au milieu des senteurs forestières.

L’amour simple de ces deux êtres simples se déroule d’une façon normale, passe de l’exaltation à la fatigue chez l’un, tandis qu’il demeure toujours ardent chez l’autre, ainsi que cela a lieu dans la plupart des créatures. La vie est grossie, grandie, étendue, mais non fardée. C’est un chant, soit ; mais il dit tout, ce chant ; les paysans deviennent épiques, niais restent vraisemblables cependant ; ils n’ont point de morale à la Florian, ni de tendresses champêtres à la Deshoulières. Les personnages enfin, ne sont ni sympathiques ni consolants, ainsi que l’entend le bon public.

La politesse

(Le Gaulois, 11 octobre 1881)

Je ne voudrais point qu’on me crût assez fou pour prétendre ressusciter cette morte : la Politesse. Les miracles ne sont plus de notre temps et, pour toujours, je le crains bien, la politesse est enterrée côte à côte avec notre esprit légendaire. Mais je désire au moins faire l’autopsie de cette vieille urbanité française, si charmante, hélas ! Et si oubliée déjà ; et pénétrer les causes secrètes, les influences mystérieuses qui ont pu faire du peuple le plus courtois du monde un des plus grossiers qui soient aujourd’hui.

Non pas que j’entende par politesse les formules d’obséquiosité qu’on rencontre encore assez souvent ; non pas que je regrette non plus les interminables révérences et les beaux saluts arrondis dont abusaient peut-être nos grands-parents. Je veux parler de cet art perdu d’être bien né, du confortable savoir-vivre qui rendait faciles, aimables, douces, les relations entre ces gens qu’on appelle du " monde ". C’était un art subtil, exquis, une espèce d’enveloppement de fine délicatesse autour des actes et des paroles. On naissait, je crois, un peu avec cela ; mais cela se perfectionnait aussi par l’éducation et par le commerce des hommes bien appris. Les discussions même étaient courtoises. Les querelles ne sentaient point l’écurie.

Et cependant l’ancien langage usuel était plus cru, plus chaud que le nôtre ; les mots vifs ne choquaient point nos aïeules elles-mêmes, qui aimaient les histoires gaillardes saupoudrées de sel gaulois. Si les gens qui s’indignent aujourd’hui contre la brutalité des romanciers usaient un peu les auteurs dont se délectaient nos grand’mères, ils auraient, certes, de quoi rougir.

Ce n’était donc pas dans la langue, c’était dans l’air même que flottait cette urbanité ; il y avait autour des mœurs comme une caresse de courtoisie charmante.

Cela n’empêchait rien ; mais, enfin, on était bien né.

Aujourd’hui nous semblons devenus une race de goujats.

Depuis quelque temps surtout, il me semble sentir vraiment une recrudescence de grossièreté. Nous y sommes d’ailleurs tellement accoutumés que nous n’y songeons plus guère. Je ne sais ce qu’ont dû penser tous les lecteurs de nos journaux, mais j’ai eu, quant à moi, le cœur soulevé de dégoût par la période électorale.

J’étais alors loin de Paris, et souvent des journaux locaux me sont tombés sous les yeux. On ne saurait croire quel vocabulaire poissard et honteux employaient ces feuilles ; quels tombereaux d’injures ordurières elles charriaient tous les matins pour en souiller leurs adversaires ; quelle absence de style et quelle surabondance de malpropretés on trouvait dans leurs colonnes. Les mots les plus grossiers semblaient avoir perdu leur sens, tant on les employait à tout propos ; et il n’est certes pas un des candidats qui n’ait été traité de menteur, de voleur, d’infâme crapule, de polisson, de saltimbanque, de vendu, de crétin, etc., etc.

Personne, d’ailleurs, ne s’étonnait à la lecture de ces articles, comme s’il eût été tout naturel de salir au préalable les futurs représentants de la nation. Et voilà comment on apprend au peuple à respecter ses élus. Mais là n’est point la question.

Quelques jours plus tard, je traversais une autre contrée et j’y retrouvais la même langue dans les journaux des divers partis. Les hommes politiques opposés, ennemis honorables, étaient traités au moins d’exploiteurs, de menteurs, de calomniateurs et de corrupteurs ; sans compter des grossièretés plus directes encore.

Je me disais : « Ces mœurs sont odieuses ; mais nous sommes loin de Paris : on ne peut demander aux écrivains locaux de frapper par l’idée et non par le mot, de blesser leurs adversaires avec une phrase habile, perfide et polie, et non de le couvrir de fange. L’injure est toujours facile, mais l’ironie cinglante n’est pas donnée à tous ; l’esprit qui tue ne se rencontre plus guère. Par l’insulte on évite la discussion, on se dérobe à la réplique, et, quand on a affaire à des gens propres, on garde le dernier mot à la façon de Cambronne. » Mais voilà que je viens de parcourir la plupart des journaux parisiens parus à la même époque ! On reste confondu devant le langage d’assommoir employé par un grand nombre des soi-disant écrivains qui les rédigent.

Donc tout homme qui nourrira désormais le désir singulier, mais excusable, de représenter ses concitoyens à la Chambre des députés devra se résigner d’avance à être injurié à gueule-que-veux-tu, à être calomnié dans sa vie privée et dans sa vie publique, accusé de toutes les infamies et finalement soupçonné, sans aucun doute, d’avoir commis la plupart de ces gredineries, par un grand nombre d’électeurs stupides qui ont foi dans le papier à cinq, dix, ou quinze centimes, que leur apporte le facteur.

Je sais bien ce que répondront les partisans des régimes écroulés : « On savait vivre sous les monarchies ; on ne le sait plus sous la république. Us pays démocratiques sont mal élevés. » L’argument ne vaut guère ; j’en ai pour preuve que les feuilles de l’extrême droite sont tout aussi mal apprises que celles de l’extrême gauche. Les sentines où elles puisent leurs grossièretés sont bien les mêmes.

Or, si du journal politique on pénètre au Parlement on remarque bien vite que dans les discussions orageuses, les insolences, les expressions sentant les querelles de palefreniers partent autant de droite que de gauche, sinon plus. On donnait jadis aux grands orateurs le surnom Poétique de « Bouche-d’Or ». Quant à nos parleurs politiques, si un surnom peut leurs aller, c’est celui de « Bouche-d’Égout ».

Donc, aujourd’hui, on est mal élevé, quoique bien né. L’habitude des salons, la fréquentation du monde ne donnent plus le savoir-vivre. Les causes de l’impolitesse générale viennent d’autre part que de la démocratisation du pays.