Mais là où il faut saisir les habitudes de vie d’un peuple, sa manière d’être habituelle, c’est dans la presse quotidienne, qui représente exactement la physionomie intime du pays. Or, la presse offre maintenant des exemples journaliers de la plus mauvaise éducation.
C’est à elle, au contraire, qu’il devrait appartenir de donner l’Exemple des formes les plus irréprochables, et cela par l’excellente raison que les journalistes ont pour métier de bien écrire !
On est écrivain de profession : cela veut dire qu’on ne doit ignorer aucun des secrets de cette dangereuse escrime de la polémique ; qu’on a entre les mains cette pierre qui peut frapper au front et abattre les plus grands : le mot, le mot qu’on jette avec la phrase, comme on lance un caillou avec la fronde ; qu’on sait toutes les ruses des attaques, les perfidies cachées sous les compliments, les allusions trompeuses comme les feintes ; qu’on jongle avec les difficultés de la langue comme un escamoteur avec des billes ; qu’on cingle enfin avec ce fouet dont Beaumarchais laissait à ses ennemis d’ineffaçables traces.
Mais dès qu’un monsieur d’un avis contraire au vôtre déclare son sentiment, on s’empresse de s’asseoir à sa table et d’écrire avec sérénité : « Un drôle, un polisson dont les antécédents nous sont inconnus et par conséquent suspects, mais que nous tenons, dans tous les cas, pour un misérable gredin, fils de banqueroutier sans doute et de drôlesse, etc. » Le monsieur ainsi traité envoie ses témoins à son contradicteur. On se bat pour laver l’honneur. L’un d’eux est blessé. L’incident est clos.
Pendant les deux siècles derniers, la Société, plus restreinte, triée, était fort instruite, pédante même. Hommes et femmes savaient leur Antiquité, et l’histoire universelle, et mille autres choses. On possédait le grec et le latin tout autant que le français ; on causait par citations, on folâtrait avec des réminiscences de poètes antiques.
Toutes les phrases étaient saupoudrées d’érudition, et ce savoir, cette littérature de la classe, qui seule comptait, jetait sur les mœurs un vernis d’urbanité. Le reste de l’humanité n’existait pas.
Aujourd’hui, tout le monde compte. Tout le monde parle, discute, affirme ce qu’il ignore, prouve ce dont il ne doute point. On veut être tout, tout connaître, tout trancher. Nous ressemblons à des dos de volumes, avec des titres prétentieux, et dont l’intérieur n’est que de papier blanc. On sait tout sans rien apprendre, et cette façon de savoir rend naturellement grossier.
Cette manière d’être est tellement passée dans les mœurs, que nous nommons, pour nous gouverner, des hommes dont nous n’exigeons aucune garantie de connaissances spéciales, qui peuvent à leur aise ignorer notre histoire (ce qui serait fâcheux) autant que l’économie politique (ce qui serait regrettable).
Jetons un coup d’œil dans la presse. Est-ce que les écrivains de grand renom, les maîtres, ont parfois l’injure à la plume ? Les polémistes politiques comme M. Weiss, M. John Lemoinne ou autres, ont-ils pour habitude de traiter leurs adversaires de polissons ou de voleurs ?
M. Renan, un des plus grossièrement insultés des écrivains modernes ; M. Littré, si souvent maltraité, ont-ils jamais répondu à leurs antagonistes par des gros mots ?
Je ne pense pas non plus que MM. Darwin, Herbert Spencer, Stuart Mill, et cent autres, mille autres de moindre valeur, se servent, dans leurs arguments, de l’ordure jetée à la face de leurs contradicteurs.
D’où je conclus que l’absence d’éducation vient principalement de l’absence d’instruction. On ne sait rien dans notre monde, ou presque rien. Les gens instruits sont bien élevés. C’est donc au livre, aux livres, à tous les livres, qu’il faudrait demander une nuance de cette ancienne courtoisie qui nous manque vraiment un peu trop.
Camaraderie ?...
(Le Gaulois, 25 octobre 1881)
Elle a compté parmi ses enfants tout ce qui a passé de plus illustre sur la terre, cette république des lettres à laquelle ont appartenu les plus grands noms laissés à la mémoire des peuples. Elle a été l’élite de la race humaine, la mère de la pensée, des idées superbes, de l’esprit dans ses plus fières manifestations.
Pour cela même, par respect pour la littérature, par estime de soi, par orgueil de son art, les écrivains n’ont-ils pas le devoir de s’entre-soutenir, de s’entre-défendre, et surtout de conserver intacte la mémoire de leurs grands morts, de ceux dont le nom jettera dans 1’avenir une gloire, une lumière plus vives sur cette difficile et noble profession d’homme de lettres !
Le mot « camaraderie », banal en toute occasion, ne prend-il pas une signification particulière quand il devient la « camaraderie littéraire » ? Ne devrait-il pas exister un lien de plus, un lien sacré, entre ces hommes qui vivent uniquement pour la pensée, qui vivent de la pensée, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus haut et de plus immatériel au monde ?
Hélas ! S’il existe un lien entre les écrivains – c’est le lien de la jalousie.
Non, jamais dans aucune carrière, dans aucun métier, dans aucun art, on n’a porté plus loin le besoin de dénigrement du rival, la rage des succès d’autrui, l’incompréhension, volontaire ou non, de toutes les manifestations diverses du talent chez les autres. Partout où les hommes de lettres se réunissent, ils débinent le confrère.
Aussi, si quelqu’un de nous n’est pas assez fort pour ne demander à personne ni affection ni sympathie, s’il a besoin d’avoir un ami en qui il verse tout son cœur qu’il ne choisisse point cet ami parmi les écrivains !
Je ne nie pas qu’il y ait des exceptions. J’en ai vu ; mais elles sont rares.
L’amitié d’un homme de lettres, même fidèle, sincère, tout acquise, est dangereuse, parce qu’il porte en lui, plus fort que son dévouement à l’ami, une sorte de démangeaison de parler, d’écrire, de juger, qui le pousse, même inconsciemment, à des choses dont il calcule mal la portée.
Cela s’est vu tout dernièrement encore, et j’aurais voulu n’être point amené à parler des Souvenirs littéraires publiés dans la Revue des Deux Mondes, par M. Maxime Du Camp.
M. Du Camp, qui fut un des plus intimes amis de Gustave Flaubert, et qui l’aima ardemment, je n’en doute pas, n’avait point prévu, assurément, l’effet que produiraient ses révélations.
Gustave Flaubert, on le sait donc aujourd’hui, était atteint d’un horrible mal, l’épilepsie, dont il est mort. Tous ceux qui connaissaient ce secret, l’avaient soigneusement caché ; et quand des étrangers s’étonnaient de voir que jamais le maître ne voulait regagner seul sa maison pendant la nuit (pas même en fiacre), nous ne leur racontions point les profondes angoisses du grand écrivain qui celait son tourment comme une honte, avec une pudeur maladive.
La publication de ce document intime m’a blessé jusqu’au cœur. Mais je me disais que j’apportais là, sans doute, une délicatesse exagérée. Puis voilà qu’à mesure que je revois les amis du mort, je les trouve frappés de stupeur par le procédé assurément irréfléchi de M. Maxime Du Camp. Ce n’est pas tout ; même des indifférents, comme M. Louis Ulbach, dans la Revue politique ont protesté durement, mais non sans raison, contre cette révélation. D’autres ont suivi. Puis j’ai reçu des lettres, beaucoup de lettres, de gens qui ont aimé l’illustre romancier disparu. Une d’elles m’a ému. Elle venait d’une femme que je n’ai jamais vue et qui n’a point connu mon cher et pauvre maître. Admiratrice passionnée de son œuvre, froissée dans son instinctive et vibrante sensibilité de femme, elle m’a écrit vingt lignes adorables, qui m’ont fait songer à ces AMIS IGNORÉs dont Flaubert lui-même parlait souvent. M. Du Camp ajoute qu’à partir du jour où la grande névrose s’abattit sur lui, l’esprit de Flaubert sembla noué ; qu’il tourna dès lors dans le même cercle d’idées et de plaisanteries ; qu’il ne se renouvela plus. Et le critique, tout en reconnaissant le talent exceptionnel de son vieux camarade, estime que, si son entendement n’avait été obscurci par cette horrible maladie, il aurait eu du génie !