Mettant à part la question d’amitié, je ne répondrai que deux choses :
– Si l’homme qui, à côté de Balzac et après Balzac, a créé le roman moderne ; l’homme dont l’inspiration personnelle a mis sa marque sur toute notre littérature ; l’homme dont le souffle générateur passe encore dans tous les romans qu’on publie aujourd’hui ; l’homme qui a laissé des livres comme L’Éducation sentimentale et Madame Bovary, Salammbô et La Tentation, sans compter ce prodigieux chef-d’œuvre qui s’appelle Saint Julien l’Hospitalier, – si cet homme-là n’est pas un être de génie, j’ignore absolument ce qu’est le génie ! M. Maxime Du Camp remarque encore que son ami, dont l’imagination fût foudroyée, n’a passé le reste de sa vie qu’à réaliser les conceptions de sa jeunesse. Parbleu ! Il me semble que cela suffit ! Nul n’ignore d’ailleurs que la faculté imaginative et conceptrice semble s’affaiblir chez tout artiste dès qu’il est mûr. Il produit alors. Les fleurs ne durent pas toute l’année ; celles qui sont fécondes forment des fruits ; les autres tombent. Il en est des hommes comme des arbres.
M. Du Camp semble encore reprocher à Flaubert sa singulière conscience d’écrivain, son prodigieux travail pour élaborer une phrase.
Boileau n’a-t-il pas dit : « Toujours sur le métier, etc. » ?
Buffon n’a-t-il pas écrit : « Le génie n’est qu’une longue patience » ?
Je ne fais du reste aucune difficulté pour convenir que les articles de M. Du Camp sont, en beaucoup de points, d’une singulière exactitude, d’une analyse profondément subtile. Mais enfin, cet écrivain de talent, qui semble se faire une spécialité des révélations, aurait peut-être pu se dispenser de celles-là.
Je n’aurais cependant jamais parlé de ces études, malgré le bruit qu’elles ont soulevé, si on ne venait de m’apporter une revue où je lis à ce sujet les lignes suivantes, sous une signature qui m’est totalement inconnue :
« Il (M. Du Camp) évoque la figure étrange, maladive, de ce Gustave Flaubert, l’homme d’un seul livre, ou plutôt de deux livres, dont l’atroce souffrance explique l’énorme orgueil, la vanité colère, les bizarreries agaçantes. »
« Ce Gustave Flaubert ! » – Il paraît que l’illustre auteur de cet article a le droit de mépriser ce romancier de peu.
« L’énorme orgueil ! » – Cela signifie que, ayant conscience de sa valeur, jamais Flaubert n’a dit à des médiocres : « Passez-moi la casse, je vous rendrai le séné. » Il s’est tenu en dehors de toutes les luttes journalistiques, de toutes les querelles, de toutes les rancunes d’écrivains ; il n’a vécu qu’avec des fidèles de sa taille, comme MM. Tourgueneff, de Goncourt, Renan, Taine, ou de vrais amis, illustres aussi maintenant, mais de la génération suivante, comme MM. Zola et Alphonse Daudet. Il jugeait à sa valeur cette camaraderie littéraire de l’article réciproque, lui qui fut le meilleur, le plus dévoué, le plus ardent des camarades, lui qui, jusqu’à sa mort, a lutté pour la mémoire de son vieil ami Louis Bouilhet, consentant même à engager une polémique avec un grotesque conseil municipal, à écrire une préface, ce qu’il abhorrait, et à donner toutes ses heures au souvenir de ses chers disparus.
C’est cela sans doute que vous entendez aussi par « bizarreries agaçantes », ô critique qui niez La Tentation et L’Éducation, qui acceptez à peine Salammbô, et qui osez écrire ces choses, plus funestes assurément pour votre renom que pour la mémoire du grand maître du roman moderne.
J’ai dit « grand maître du roman moderne ». Je ne suis pas seul à penser ainsi. Qu’on me permette de citer ce passage d’une lettre reçue ces jours derniers, d’un étranger que je ne connais que de nom, le docteur Éduard Engel, directeur d’une des plus grandes revues critiques d’Europe, le Magazin, de Berlin :
« Et je vous prie de croire que toutes mes sympathies littéraires et personnelles sont pour vous comme pour tous ceux qui ont été les amis du grand maître de l’Art moderne, Gustave Flaubert. Vous trouveriez ici, si le hasard vous amenait à Berlin, un cercle dont Flaubert est le Dalaï-Lama. » Voilà ce qu’on pense, même en Allemagne. Le chroniqueur de L’Illustration juge autrement. Ce n’est pas tant pis pour Flaubert.
Une réponse
(Le Gaulois, 27 octobre 1881)
Plusieurs journaux ont apprécié, à des points différents, l’article que je publiais avant-hier au sujet des révélations de Maxime Du Camp sur Gustave Flaubert. La chronique de M. Léon Chapron, dont l’opinion me parait toujours intéressante, car son talent me séduit beaucoup, contient plusieurs points auxquels il me paraît nécessaire de répondre quelques mots.
M. Chapron me loue de vouloir laver le caractère de Flaubert des accusations d’orgueil, de vanité colère et de bizarrerie, accusations qui ne peuvent subsister une seconde pour quiconque a connu le romancier.
Mais M. Chapron me reproche vivement de vouloir forcer tout le monde à plier le genou devant mon idole. Je n’ai point cette excessive prétention, et je conviens très volontiers avec le chroniqueur de L’Événement que chacun est libre d’admirer qui il veut, et comme il le veut. J’ai l’incontestable droit de nier tout talent à Victor Hugo, s’il me plaît. Je me hâte d’ajouter que je suis loin de penser ainsi.
Je n’aurais certes pas répondu à l’article signé Perdican, s’il avait contenu les appréciations personnelles de cet écrivain relatives seulement au talent de Gustave Flaubert.
Ici d’autres explications me semblent indispensables. Grâce à une phrase qu’on répète à tout moment : « Passez-moi la casse, et je vous passerai le séné », M. Chapron a conclu – j’ignore pourquoi – que j’avais indubitablement découvert M. Jules Claretie derrière le pseudonyme de Perdican.
Si j’avais été persuadé que j’avais devant moi M. Claretie, j’aurais assurément répondu en termes plus modérés, n’ayant jamais eu que d’excellents rapports avec cet écrivain. Mais je ne puis admettre que M. Claretie, critique consciencieux, ait écrit sous un pseudonyme la phrase qui m’a révolté, alors que, dans son volume, La Vie à Paris, je trouve ceci, sous son nom : « Nous ne pouvons aujourd’hui résumer, en quelques lignes qui seraient trop rapides la physionomie littéraire de ce fin et grand lettré Gustave Flaubert, qui, mêlant les procédés pittoresques de Théophile Gautier à l’analyse de Balzac, fut le maître du roman contemporain et détermina le grand mouvement qui entraîne la littérature d’imagination vers la vérité ...............