Autour des dames et à leurs pieds, les hommes que n’absorbe pas le Casino s’assoient ou se couchent sur le galet, lorsque leur âge le leur permet, et les conversations s’engagent et se poursuivent jusqu’à onze heures et demie.
Entre les groupes, quelques personnages plus mûrs, qui craindraient d’accuser leur âge en s’affaissant sur une chaise, se tiennent debout, jetant sur de plus souples un regard chargé d’envie et n’osant s’aventurer sur le galet roulant. Le tout aimable Paccini, vif comme un écureuil, entreprenant tout comme s’il souhaitait des conquêtes, sourit, salue, complimente, admire, à droite, à gauche, au nord, au midi, sans préférence et sans choix.
Chacun le croit son ami le plus cher, et chaque femme entretient tout au fond de son cœur un petit sentiment d’affectueuse compassion pour cet amoureux respectueux et discret qui l’a distinguée... au même titre que toutes les autres.
Et cependant Paccini n’est point banal, il sait, autant que le comporte sa nature bienveillante, haïr ses ennemis ; il a, comme les mortels moins doués, des sympathies et des antipathies. Tout d’abord, et pour ne point se tromper, il improvise un quatrain flatteur à l’intention de chaque baigneur et de chaque baigneuse ; ces quatrains-là sont copiés à profusion, répandus dans les châteaux, les chaumières et les cabines, publiés si besoin est, par le tambour de la localité. Puis, il fait un triage, classe à part ceux qu’il n’aime point et leur dédie de nouveaux quatrains, ceux-là perfides et malfaisants, et qui ne sont lus qu’en petit comité.
Au fond, il préfère tout le monde ; mais il n’aime que son excellente et digne femme.
Mme M... qui a eu la triste fortune de lui inspirer un quatrain seconde manière, est l’une des physionomies de cette aimable plage.
Grande, brune à l’excès, le nez busqué, fuyant par une chute rapide sous un binocle impérieux, Mme M... a certains amis dévoués que lui vaut son cœur excellent, et bon nombre d’ennemis qu’elle doit à son esprit caustique.
Jadis reine municipale de ce petit bourg, elle dominait dans le conseil et à la mairie ; améliorant, réformant, modifiant, transformant, luttant héroïquement contre la routine, tandis que son mari, architecte de grand mérite et homme d’esprit par surcroît, traçait le plan d’un Étretat nouveau, fait de marbre et de porphyre.
Hélas nous vivons en des temps où les gouvernements les mieux intentionnés succombent sous l’ingratitude de leurs administrés. M. M... n’est plus maire ; Mme M... conserve dans sa retraite cette austère majesté qui n’appartient qu’aux souveraines déchues.
Elle n’aime point les femmes et ne s’en cache guère. Républicaine, cela va sans dire, elle fréquentait l’Olympe du faubourg Saint-Honoré et s’y trouvait comme chez elle.
Mme Grévy n’avait pas de secret pour Mme M..., et ses conseils étaient fort écoutés.
Toutefois elle paraît dégoûtée de la politique et ne parle de l’Élysée qu’avec une extrême réserve.
Son chalet, que presse amoureusement la maison de Faure, est de bonne construction, à la fois élégante et solide, mais de style inconnu. Une ombre de gothique, une terrasse à l’italienne, une charpente suisse, le tout est d’un joli effet, et commode, contrairement à l’usage.
La maison Faure, la maison Desfossés – d’aimables Parisiens devenus riches par la grâce du Petit Journal et de l’intelligence – ont, si je ne me trompe, même origine, et par conséquent, un air de famille très prononcé. Toutes trois sont sur la plage, à la porte même du Casino.
Les propriétaires qui habitent la côte de Fécamp sont relativement assez loin de la mer ; aussi, pour la plupart, ils s’y rendent ou tout au moins en reviennent en voiture.
Offenbach est le premier occupant : villa superbe, le plus grand et le plus beau salon d’Étretat. Petit salon peint par Benedict-Masson, cabinet de travail boisé jusqu’au plafond, grande cheminée en chêne sculpté, sur laquelle se détachent en plein bois un violon, une flûte et un cahier de musique tout grand ouvert ; un motif d’Orphée aux Enfers et la Chanson de Fortunio, burinés au poinçon.
Un peu plus loin, sur la côte, l’imposant castel du prince Lubomirski ; plus haut, presque sur la crête de la falaise, une tour crénelée, ruine moderne, édifiée par Dollingen, un courtier d’annonces qui fut homme de lettres à ses heures.
Dollingen était fier de son castel ; il avait hissé sur sa plate-forme un canon que l’on tirait lorsque le maître arrivait de Paris ; au canon il ajouta bientôt une bannière féodale, puis une potence à laquelle il attacha un squelette humain. Du coup, l’autorité locale intervint et un arrêté motivé de M. le maire supprima potence, bannière et canon.
Dollingen ne s’en put consoler. Il vendit son château-fort moyennant une rente viagère de vingt-cinq mille francs, et mourut trois mois après.
A quatre heures de l’après-midi, on redescend à la plage. Même tableau que le matin.
A six heures et demie, on rentre pour dîner, et le soir, si l’air est pur, le temps clair, on va rêver une heure ou deux au Casino ou sur le galet.
Outre les propriétaires, il y a une population flottante assez considérable à Étretat. Cette population se répartit entre les trois principaux hôtels du pays : l’hôtel Blanquet, l’hôtel Hauville et l’hôtel des Bains.
L’hôtel Blanquet est le mieux situé et par conséquent le plus fréquenté.
De son vivant le père Blanquet était rami de ses clients. Alphonse Karr le tenait en estime particulière, et lui avait donné son portrait avec une affectueuse dédicace. Lepoitevin lui avait brossé son enseigne, qui représentait la plage avec les baigneurs et les caloges échoués, grands bateaux de pêche hors de service.
La maison est aujourd’hui dirigée par Mme Blanquet, qui a soigneusement retiré de la façade, où elle s’écaillait l’enseigne de Lepoitevin, et l’a remplacée par une copie, d’ailleurs fort exacte, et que les habitués admirent de confiance.
La vie d’hôtel est, à Étretat, ce qu’elle est partout. On déjeune et dîne aux mêmes heures et la table d’hôte est conforme au modèle banal.
Une scène quasi-tragique a cependant troublé le calme habituel de la maison Blanquet au début de la saison, et je ne résiste pas au désir de vous la conter.
Il y a quelques mois, une isolée, jeune, jolie, mise excentrique et accent étranger, descendit à l’hôtel et demanda une chambre sur la mer.
Mme Blanquet flairait une aventure et s’apprêtait à lui refuser l’hospitalité, lorsque l’étrangère annonça la prochaine arrivée de son mari.
On s’inclina.
Cependant les jours s’écoulaient et le mari n’arrivait pas. Mme Blanquet, de plus en plus soupçonneuse, signifia à sa locataire qu’elle eût à changer de domicile, ajoutant qu’elle avait loué sa chambre à un client.
L’étrangère réclame, proteste, s’emporte ; mais la sévère Mme Blanquet se montre inflexible, et il fallut changer de logis.