— Une solution qu’il peut apporter ?
— Je n’ai pas regardé jusqu’au bout. Peut-être, mais ce n’est pas sûr. J’aurais tendance à penser que non ; ce qu’il propose est tellement dingue que je considère que c’est irréalisable. Il y a des problèmes techniques intrinsèques qui me paraissent insolubles. Mais je ne sais pas de quoi je parle, je ne suis qu’un vieux croûton. Ce qu’il voudrait, c’est remplacer par du soufre le fer de l’hémoglobine, de sorte que nous puissions nous passer d’oxygène quand nous y serons contraints, dans les deux siècles à venir.
— Et, à ton avis, c’est possible ?
— Je ne sais pas, mais j’en doute fort. Si cela s’avère possible, il sera le patron du labo dans moins d’un an et je me retrouverai à la rue. Il vaudrait peut-être mieux que je me débarrasse de lui tout de suite, poursuivit-il avec un sourire forcé, pour le cas improbable où il aurait mis le doigt sur quelque chose.
La physionomie d’Isabelle s’assombrit à mesure qu’il parlait. Son regard se fit dur comme l’acier. La thérapeute avait disparu, le visage sur l’écran était celui de l’activiste politique. Rhodes sentit l’inquiétude le gagner : il redoutait cette expression.
— C’est donc la seule chose qui te préoccupe, Nick ? La crainte de perdre ton poste au profit d’un jeune rival ? Et l’avenir de l’humanité, tu y penses ? Cette transformation physiologique fondamentale, qu’est-ce que ça veut dire, exactement ? Il veut l’un de nous des monstres de science-fiction ?
— Isabelle…
— Du soufre dans le sang ? L’idée est dégoûtante !
— Oui, bien sûr… Cela me donne envie de vomir, rien que d’y penser.
Rhodes regretta de lui en avoir trop dit ; il n’avait pas à mettre quiconque au courant des affaires du labo, surtout pas Isabelle. Elle était en relation avec une demi-douzaine de groupes humanistes et réactionnaires de San Francisco. Elle pouvait, si l’envie lui en prenait, lui créer de sérieux ennuis.
— Écoute, reprit-il, ce n’est pas le moment de parler de tout ça, surtout au téléphone. Je me rends bien compte que ce n’est pas le genre de projet qui te fera bondir de joie. Nous en reparlerons plus tard, si tu veux. Pour ce soir…
— L’Israélien ?
— Exact.
En songeant au dîner avec Enron, Rhodes se prit à regretter encore plus vivement de s’être ouvert à Isabelle.
— Il prétend être journaliste et préparer une série d’articles euphorisants sur l’avenir de l’espèce humaine. Tu sais, le genre « Les terribles défis de l’humanité », et « Ce que nos grands esprits comptent faire pour les relever ». Il travaille pour une de ces revues luxueuses qui doivent avoir un milliard de lecteurs dans le monde israélo-arabe et il veut me cuisiner sur l’état actuel des recherches génétiques en Amérique. Je crois que c’est un espion.
— Bien sûr. Tous les Israéliens sont des espions, tout le monde sait ça. Je m’étonne que tu aies accepté de le rencontrer.
— Je ne peux pas faire autrement. Il a eu le feu vert de New Tokyo. Il n’est bien entendu pas question de lui révéler quoi que ce soit d’important, mais Samurai veut que je fasse un effort de relations publiques. C’est vraiment une très grosse revue. Et le Croissant fertile constitue un énorme marché pour les produits de la Compagnie. Nous sommes censés nous présenter auprès de ses lecteurs comme l’ancre de salut de l’humanité. Je devais déjeuner avec lui, mais je préfère un dîner. Je tiens à ce que tu m’accompagnes pour me donner des coups de pied sous la table dès que je commencerai à aborder des domaines réservés.
— Compte sur moi, fit-elle en souriant.
— Mais, de grâce, Isabelle, pas de politique ! Pas de diatribes ! Nous avons des divergences philosophiques et nous n’y pouvons rien, mais pas question de les étaler ce soir devant ce journaliste.
Le sourire d’Isabelle s’effaça.
— J’essaierai de me dominer, Nick. J’y arrive très bien, tu sais. Mais ne serait-il pas préférable que son article offre une perspective plus large en montrant la diversité de l’opinion américaine au sujet des travaux sur l’adapto humain ?
— Je t’en prie !
— D’accord, fit-elle.
Elle avait acquiescé d’un ton froid ; Rhodes se demanda si elle saurait tenir sa langue pendant le dîner. Isabelle était pleine de bonnes intentions, mais très versatile. Il avait probablement commis une erreur en l’invitant. Mais c’est sans doute leurs relations mêmes qui étaient une erreur et il n’avait jusqu’alors jamais laissé cela empiéter sur le reste.
— Je passe te prendre à 7 heures, dit-il. L’hôtel d’Enron est en ville et nous n’avons pas choisi le restaurant. Tout compte fait, nous irons peut-être quand même à Sausalito.
Il envoya un baiser à l’image du viseur et se prit à songer à la fin de la soirée, après les interminables bavardages du dîner, quand Meshoram Enron aurait cessé de lui taper sur le système, quand il se retrouverait seul avec Isabelle dans l’appartement dominant la baie… Lumières tamisées, musique douce, peut-être un petit alcool sur le canapé, Isabelle dans ses bras, le parfum suave d’Isabelle qui lui faisait tourner la tête, sa tête qu’il baissait lentement et nichait entre les seins d’Isabelle…
Oui… Oh oui !… Au diable Van Vliet et ses serpents rouge et violet, au diable Meshoram Enron, au diable toute cette foutue planète moribonde, étouffée par la pollution ! La seule chose qui importait, c’était de se ménager un îlot de bien-être au cœur de la nuit.
Seigneur, faites que mon amour soit dans mes bras et que je retrouve mon lit !
La lumière de l’annonceur se mit de nouveau à clignoter. Rhodes lança un regard noir à l’appareil.
— Si c’est encore Van Vliet, vous pouvez lui dire…
— M. Paul Carpenter sur la Une, annonça la voix impersonnelle de l’androïde.
— Paul Carpenter ? répéta Rhodes d’un ton incrédule.
Il enfonça vivement une touche. C’était bien son vieux Paul, au centre du viseur, il n’y avait pas à s’y méprendre, un peu vieilli, peut-être plus qu’un peu, la moitié inférieure du visage mangée par une barbe broussailleuse remplaçant la barbiche soigneusement taillée qu’il affectionnait. Ses cheveux blonds vigoureux étaient beaucoup plus longs que dans le souvenir de Rhodes. Le teint hâlé, la peau tannée, des pattes-d’oie au coin des yeux, il donnait l’impression d’avoir passé beaucoup de temps – un peu trop – au grand air. Leur dernière rencontre remontait à cinq ans.
— Ça alors ! s’écria Rhodes. Le retour de l’enfant prodigue ! D’où appelles-tu, mon vieux ?
— Je suis tout près de chez toi, à San Francisco. Comment vas-tu, Nick ? Tu tripotes des gènes intéressants, ces temps-ci ?
— À San Francisco ? fit Rhodes, les yeux écarquillés. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu aurais pu me prévenir de ton arrivée !
— Je me suis dit que ce n’était pas nécessaire. Je vais rester quelques semaines, avant que la Compagnie m’expédie dans le Pacifique Sud. J’ai été promu capitaine d’un remorqueur d’icebergs. Tu peux m’appeler Achab ! Crois-tu pouvoir te libérer pour déjeuner avec un vieux pote, dans le courant de la semaine prochaine ?
— La semaine prochaine ? Pourquoi pas aujourd’hui ?
— Tu peux te libérer aussi rapidement ? fit Carpenter sans cacher son étonnement. Un type important comme toi ?
— Cela me ferait tellement plaisir. Enfin une occasion de sortir de cette maison de fous et de me changer les idées.
— Je peux prendre une nacelle pour traverser la baie et te retrouver dans une demi-heure. Je vais directement au labo et tu me fais tout visiter avant d’aller déjeuner… Qu’en dis-tu ?