— Pas une bonne idée, répondit Rhodes. Les zones de travail intéressantes sont rigoureusement interdites au public et le reste n’abrite que des bureaux. De plus, il y a quelqu’un que je tiens à éviter ce matin et je ne veux pas me montrer avant le déjeuner. Retrouve-moi à midi chez Antonio, poursuivit-il après avoir regardé sa montre. C’est un restaurant sur le front de mer de Berkeley, juste au bord de la digue. Tous les taxis connaissent l’adresse. Quel plaisir de te revoir, Paul ! Pour une bonne surprise, c’est une bonne surprise !
5
— Je crois que nous avons localisé la marchandise, déclara Farkas.
Seul dans sa chambre d’hôtel, il parlait au téléphone, sur une ligne brouillée, avec le colonel Emilio Olmo, le numéro trois de la Guardia Civil de Valparaiso Nuevo. Le colonel Olmo avait l’oreille de don Eduardo Callaghan, le Generalissimo, El Supremo, le Défenseur et Lider Maximo de la station orbitale. Beaucoup plus important pour les desseins de Farkas, le colonel Olmo était l’homme de confiance de Kyocera-Merck sur Valparaiso Nuevo. Farkas avait cru comprendre que l’objectif à longue échéance de Kyocera-Merck était de faire du colonel le successeur d’El Supremo quand le moment paraîtrait opportun de mettre fin au long règne de don Eduardo. Mangeant à plusieurs râteliers, Olmo se trouvait dans une situation très confortable, et il pouvait sembler imprudent de lui accorder une confiance sans réserve, mais son intérêt à long terme était à l’évidence d’entrer dans le jeu de K.M. et Farkas estimait ne pas courir de risque en traitant avec lui.
— Qui est votre courrier ? demanda Olmo.
— Juanito Holt.
— Sale petit chicano. Je le connais. Malin comme un singe, j’en conviens. Comment l’avez-vous choisi ?
— En réalité, c’est lui qui m’a choisi. J’avais à peine quitté la navette depuis cinq minutes qu’il était déjà là. Il est très rapide.
— Très. Un peu trop, parfois. Son père a été mêlé à l’affaire de l'Empire d’Amérique centrale – vous vous en souvenez, cette révolution tripartite ? –, dressant les deux extrêmes contre le centre. Un hombre particulièrement retors, socialiste ou fasciste, on n’a jamais bien su. Quand tout s’est écroulé, il a pris la tangente et s’est réfugié ici où il a continué à comploter. Au bout d’un certain temps, quand il est devenu trop gênant, la droite et la gauche ont décidé de s’unir et ont envoyé une délégation pour se débarrasser de lui. Tel père, tel fils. Tenez-le à l’œil.
— J’ai l’œil à tout, dit Farkas. Vous le savez bien.
— Oui, c’est vrai, vous avez l’œil à tout.
Dans l’immédiat, Farkas avait l’œil sur l’écran du viseur encastré dans le mur. L’appareil ressemblait pour lui à un triangle isocèle jaune iridescent dont la longue pointe supérieure se recourbait dans le mur comme pour tenter de se glisser dans une dimension adjacente. L’image en plan rapproché d’Olmo, centrée près de la base du triangle, était perçue par le système sensoriel de Farkas sous la forme d’une paire de cubes biseautés bleu de cobalt, reliés par une ligne brisée de lumière blanche adamantine.
L’air de la pièce était étonnamment frais et doux. Farkas avait l’impression de respirer du parfum. Il était aussi artificiel que l’air que l’on respirait entre quatre murs, n’importe où sur la Terre ; encore plus, en réalité, mais il était artificiel d’une manière différente. Farkas soupçonnait que cette différence venait de ce que, sur la Terre, il était nécessaire, avant de laisser entrer l’air dans un bâtiment, de filtrer toutes sortes de cochonneries, le méthane, l’excès de gaz carbonique et les autres gaz à effet de serre, de sorte qu’après le filtrage il donnait toujours une impression de vide, de stérilité. On savait que c’était de l’air qu’il avait fallu filtrer pour le rendre propre à la respiration et on s’en méfiait. On se demandait ce qui avait été éliminé en plus des cochonneries. Alors que, sur un satellite L-5, l’atmosphère était fabriquée à partir de rien, avec un bon mélange d’oxygène, d’azote, de dioxyde de carbone et autres gaz dans les proportions voulues par le Créateur ; au commencement des temps ; en fait, elle était même meilleure que l’atmosphère originelle, car elle contenait moins d’azote, ce gaz presque inutile, et une proportion plus élevée d’oxygène. Et il n’était plus besoin d’éliminer quoi que ce fût, puisqu’elle ne contenait aucune des impuretés qui ne devaient pas s’y trouver.
L’air entièrement synthétique des stations orbitales était donc plus riche et avait plus de goût que l’air naturel mais dénaturé que l’on respirait dans les bâtiments étanches de la Terre. Entêtant. Trop pour Farkas qui savait pourtant qu’il était de meilleure qualité que celui de la Terre, mais n’avait jamais tout à fait réussi à s’y faire. L’air devait avoir un goût de mort, sauf lorsqu’on se trouvait dehors, sans masque, et qu’on emplissait ses poumons de délicieux hydrocarbures. Celui qu’il respirait était bien trop vivifiant à son goût.
Qu’on me laisse encore un peu de temps, songea Farkas. Je finirai par l’apprécier.
— Il paraît, dit-il à Olmo, que la marchandise est entreposée dans un endroit appelé El Mirador. Mon courrier m’y conduira dans le courant de la journée pour inspecter l’entrepôt.
— Bueno. Vous êtes sûr que vous trouverez tout en ordre ?
— Absolument.
— Vous avez des raisons de le penser ? demanda Olmo.
— Simple intuition, répondit Farkas. Mais je me fie à elle.
— Je comprends. Vous avez des sens différents des nôtres. Vous êtes un homme qui sort de l’ordinaire, Victor.
Farkas garda le silence.
— Si la marchandise est à votre convenance, reprit Olmo, quand désirez-vous effectuer l’expédition ?
— Très rapidement, je pense.
— Vers le siège ?
— Non, répondit Farkas. Il y a eu un changement de programme. Le siège a demandé que la marchandise soit expédiée directement à l’usine.
— Ha ! Je vois.
— Si vous pouviez vous assurer que les documents d’expédition sont en ordre, je vous ferai savoir quand nous serons prêts pour le transport.
— Et pour les droits de douane…
— Ils seront réglés selon les modalités habituelles. Je ne pense pas que don Eduardo trouve matière à se plaindre.
— Ce serait en effet extrêmement fâcheux.
— Il n’y aura pas de problème.
— Bueno, fit Olmo. Don Eduardo est toujours mécontent quand des marchandises de valeur quittent Valparaiso Nuevo et il faut compter avec ce mécontentement.
— Je vous ai déjà dit qu’il y aurait un dédommagement !
Le ton de Farkas s’était fait plus incisif ; l’image d’Olmo réagit en changeant imperceptiblement de couleur, virant du bleu de cobalt à un bleu presque noir, comme si le colonel avait voulu faire connaître à Farkas que l’éventualité d’un non-paiement des dédommagements exigés le perturbait profondément et qu’il trouvait désobligeant le reproche implicite de l’aveugle. Mais Farkas vit la teinte normale du colonel revenir en quelques instants et comprit que la petite crise était passée.
— Bueno, dit encore une fois Olmo.
Cette fois, il semblait vraiment satisfait.
El Mirador se trouvait à mi-chemin des deux extrémités de son rayon. Son bouclier était pourvu de larges panneaux vitrés offrant une vue impressionnante sur l’ensemble de Valparaiso Nuevo, les étoiles, le Soleil, la Lune, la Terre et tout le firmament. Une éclipse de soleil avait lieu au moment où Juanito et Farkas arrivèrent, phénomène qui n’avait rien d’exceptionnel sur les satellites habités, mais n’était quand même pas si courant. La Terre était plaquée sur le Soleil dont il n’apparaissait dans la partie inférieure qu’une tache de lumière ardente, tel un diamant étincelant sur un anneau d’or. Des ombres pourpres enveloppaient la cité, épaisses et profondes, un lourd manteau de velours recouvrant tout.