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Juanito commença à décrire ce qu’il voyait à Farkas, qui l’interrompit d’un grand geste impatient du bras.

— Je sais, je sais ! Je le sens dans mes dents !

Ils avaient pris un grand escalier mécanique descendant au centre de la place d’El Mirador.

— En ce moment, le Soleil est long et mince, poursuivit Farkas, comme la lame d’une hache. La Terre a six côtés, chacun émettant une lumière d’une couleur différente.

Béant d’étonnement, Juanito considéra l’aveugle.

— Wu est là, ajouta Farkas. Il est en bas, sur la place. Je perçois sa présence.

— À cinq cents mètres ?

— Viens avec moi.

— Qu’allons-nous faire s’il est vraiment là ?

— As-tu une arme ? demanda Farkas.

— Oui, j’ai une aiguille, répondit Juanito en tapotant sa cuisse.

— Parfait. Règle l’intensité sur commotion et évite de t’en servir si possible. Je veux que tu ne lui fasses absolument aucun mal.

— Je comprends. Vous tenez à le tuer vous-même, quand bon vous semblera. Très lentement, en savourant votre plaisir.

— Fais bien attention à ne pas le blesser, c’est tout. Allons-y.

C’était une cité d’aspect vieillot, sur le modèle traditionnel latino-américain, avec ses constructions basses aux façades pastel ornementées de balcons de fer forgé, sa place dallée, entourée de petits cafés typiques, dont le centre était occupé par une fontaine tarabiscotée. La dizaine de milliers de personnes qui y vivaient semblaient s’être donné rendez-vous sur la place pour y boire un verre en regardant l’éclipse. C’était l’attraction du jour. Au grand soulagement de Juanito, personne ne leur prêta attention quand l’escalier mécanique les déposa sur la place qu’ils commencèrent à traverser à grandes enjambées. C’est quand même extraordinaire, songea Juanito, d’arriver au cœur d’une cité en compagnie d’un type sans yeux, sans que personne ne le remarque. Mais quand le soleil reviendra, ce sera peut-être différent.

— Le voilà, murmura Farkas. Sur la gauche, à une cinquantaine de mètres, pas plus de soixante.

Il indiqua la direction d’un mouvement discret de la tête. Juanito plissa les yeux dans la pénombre pourprée et son regard se fixa sur la terrasse du café voisin de celui devant lequel ils se tenaient. Une douzaine de clients attablés par petits groupes au bord du trottoir, sous des auvents iridescents en fibre de verre, se détendaient en buvant et en discutant. Un après-midi normal de bien-être engourdi dans la bonne vieille cité tranquille d’El Mirador, sur Valparaiso Nuevo.

Farkas se plaça de profil, sans doute pour dissimuler partiellement son visage si particulier.

— Wu est celui qui est assis seul à la première table, souffla-t-il sans remuer les lèvres.

Juanito secoua la tête.

— Il n’y a qu’une personne seule et c’est une femme. Cinquante ans, peut-être un peu plus, longs cheveux roux, gros nez, mal fagotée, avec des vêtements passés de mode depuis des lustres.

— C’est Wu.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Il est possible de faire restructurer son corps afin de lui donner un aspect entièrement différent, mais on ne peut modifier les informations non visuelles, celles que je perçois par la vision aveugle. La dernière fois que j’ai vu le docteur Wu, il ressemblait pour moi à un bloc de métal noir de forme cubique, poli comme un miroir, posé sur un socle cuivré pyramidal. J’avais neuf ans à l’époque, mais je me suis juré de ne jamais oublier cette image. Je ne l’ai pas oubliée et c’est précisément à quoi ressemble la personne assise seule à cette table.

Juanito écarquilla les yeux. Il ne voyait toujours qu’une femme au visage ingrat, vêtue d’un tailleur froissé et démodé. Il savait que l’on accomplissait maintenant des miracles dans le domaine de la restructuration génétique, que les spécialistes étaient capables, en manipulant l’A.D.N. d’un individu, de faire prendre à son corps n’importe quelle forme ou presque, comme on choisit un vêtement sur un portemanteau. Mais Juanito avait quand même du mal à imaginer que cette femme était un sinistre chirurgien chinois sous des traits d’emprunt et encore plus à se la représenter sous la forme d’un cube brillant, posé sur une pyramide cuivrée.

Mais la haine émanant de Farkas était si violente qu’il avait l’impression d’en ressentir les ondes. Il ne pouvait donc s’agir que du Chinois. L’aveugle s’apprêtait à tirer une vengeance terrible de ce qu’on lui avait fait subir à sa naissance, de ce qui avait fait de lui un être différent du reste du genre humain.

— Que voulez-vous faire maintenant ? demanda Juanito.

— Nous allons nous approcher et nous asseoir à côté d’elle. Garde ton aiguille à portée de la main, mais j’espère que tu n’auras pas à t’en servir.

— Si nous levons la main sur cette femme et que ce ne soit pas Wu, fit Juanito avec gêne, cela va me fourrer dans un drôle de pétrin, surtout si elle paie El Supremo pour sa protection. Ces gens-là le prennent de haut quand on viole leur vie privée. Elle peut faire un esclandre et continuer jusqu’à ce que vous soyez expulsé et moi condamné à une amende colossale… Et si je me fais expulser aussi, qu’est-ce que je deviendrai ? Où voulez-vous que je vive, si je suis obligé de partir d’ici ? Avez-vous pensé à ça ?

— Ne te fais donc pas de souci, dit Farkas. C’est bien le docteur Wu. Observe sa réaction quand il me verra et tu n’auras plus de doute.

— Mais ce sera quand même une violation d’asile. Il lui suffira de hurler en appelant la Guardia Civil.

— Ce qu’il faut, poursuivit Farkas, c’est lui faire comprendre d’emblée que ce serait une attitude imprudente. Tu me suis ?

— Mais je n’ai pas le droit de lui faire du mal, protesta Juanito.

— Non. Il n’est absolument pas question de lui faire du mal. Tout ce que tu as à faire, c’est de lui montrer que tu es décidé à faire usage de ton arme, si le besoin s’en fait sentir.

D’un hochement de tête imperceptible, Farkas indiqua la femme attablée à la terrasse.

— Allons-y, fit-il. Tu vas t’asseoir le premier, tu lui demandes poliment si elle ne voit pas d’inconvénient à ce que tu partages sa table, tu débites deux ou trois banalités à propos de l’éclipse. Je te rejoindrai trente secondes plus tard. Tu as pigé ? Tu es un bon petit gars. À toi de jouer.

— Vous êtes tombé sur la tête ! déclara la femme aux cheveux rouges d’un ton hargneux.

— Mais elle transpirait abondamment et ses doigts s’agitaient comme des serpents affolés.

— Je n’ai jamais été médecin de ma vie, mon nom n’est ni Wu, ni Fu, ni je ne sais quoi, et vous avez exactement deux secondes pour déguerpir.

Elle semblait incapable de détacher les yeux du front lisse et impénétrable de Farkas. Juanito se rendit compte qu’il avait eu le temps de s’habituer à l’étrangeté de ce visage qui, pour les autres, devait paraître proprement monstrueux.

Farkas ne fit pas un geste. Quand, au bout d’un moment, la femme reprit la parole, ce fut d’une voix différente, plus calme, où perçait la curiosité.

— Quelle sorte de créature êtes-vous exactement ?

Ce n’est pas Wu, décida Juanito.