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Le vrai Wu n’aurait pas posé une question de ce genre. Le vrai Wu aurait su à quoi s’en tenir. Et il aurait pris la fuite. De plus c’était indiscutablement une femme. Il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder le tour de la mâchoire, la naissance des cheveux, la chair un peu molle du dessous du menton. Tous ces endroits où les femmes étaient différentes des hommes. Et puis ses poignets. La manière dont elle était assise à cette table. Un tas d’autres choses encore. Aucun chirurgien n’était assez bon pour réaliser une restructuration aussi convaincante. Juanito étudia les yeux pour déceler sur la paupière la marque du repli cutané caractéristique des Asiatiques, mais il ne vit absolument rien. Elle avait les yeux gris-bleu. Tous les Chinois avaient les yeux bruns, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas le plus difficile à modifier.

— Vous savez parfaitement quelle sorte de créature je suis, docteur, répondit Farkas d’une voix grave et vibrante, se penchant tout près. Je m’appelle Victor Farkas. Je suis né à Tachkent pendant le Second Démembrement. Ma mère était l’épouse du consul de Hongrie et vous avez pratiqué une ligature génétique sur le fœtus quelle portait. La reconstruction tectogénétique était votre spécialité, à l’époque. Vous ne pouvez pas l’avoir oublié. Vous avez supprimé mes yeux, docteur, à la place, vous m’avez donné la vision aveugle.

La femme baissa les yeux et détourna la tête. Le rouge lui monta aux joues. Quelque chose de trouble semblait l’agiter. Juanito commença à changer d’avis : tout compte fait, certains chirurgiens étaient peut-être assez bons pour réussir une telle restructuration.

— Il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela, articula la femme. Je n’ai jamais entendu votre nom et ne suis jamais allée dans la ville que vous venez de mentionner. Vous êtes fou à lier ! Je peux vous prouver qui je suis. J’ai des papiers. Vous n’avez pas le droit de me harceler de la sorte.

— Je ne vous veux aucun mal, docteur.

— Je ne suis pas médecin !

— Pourriez-vous le redevenir ? Si on y met le prix ?

Stupéfait, Juanito se retourna vivement vers Farkas. Il ne s’attendait pas que la conversation prenne ce tour.

Le grand aveugle souriait aimablement. Il se pencha vers la femme aux cheveux rouges, attendant une réponse.

— Je ne veux pas entendre un mot de plus, dit-elle. Si vous ne partez pas tout de suite, j’appelle la patrouille.

— Écoutez-moi très attentivement, docteur Wu, reprit Farkas. Je vais vous parler d’un projet susceptible de vous intéresser au plus haut point. Je représente un groupe d’ingénierie dépendant d’une grande entreprise dont le nom ne peut vous être inconnu. Ses travaux portent sur un voyage spatial expérimental, la première exploration interstellaire, à une vitesse supérieure à celle de la lumière. D’après nos estimations, nous sommes à trois ans du lancement. Pas plus de quatre.

— Vos extravagances ne me concernent en aucune manière, fit la femme en se levant.

— À une vitesse supérieure à celle de la lumière, la vision est déformée, poursuivit Farkas.

— Il ne semblait pas avoir remarqué qu’elle s’était levée et regardait autour d’elle, prête à prendre ses jambes à son cou.

— En fait, poursuivit Farkas, la vision est tellement déformée que la perception du monde extérieur devient totalement anormale. Il est absolument exclu qu’un équipage doué d’une vision normale puisse être opérationnel. Mais il apparaît que quelqu’un disposant de la vision aveugle sera en mesure de s’adapter assez aisément aux changements particuliers provoqués par ces conditions. Comme vous le voyez, je serais idéalement pourvu pour un voyage à bord de ce vaisseau spatial et, de fait, on m’a demandé de prendre part au premier vol expérimental.

— Je ne vois pas en quoi cela peut…

— Des essais préliminaires ont déjà été effectués.

Uniquement au sol, sans couvrir de distance, mais les résultats théoriques sont extrêmement encourageants. J’ai servi de cobaye, ce qui me permet d’affirmer que nous pourrons mener ce projet à bien. Mais je ne peux entreprendre seul ce voyage. L’équipage sera composé de cinq personnes qui se sont proposées pour acquérir ce que je possède grâce à une restructuration tectogénétique. À notre connaissance, personne n’a autant d’expérience que vous dans ce domaine. Nous aimerions que vous repreniez du service, docteur Wu.

La discussion ne prenait absolument pas la tournure prévue par Juanito. Il en avait le souffle coupé.

— Nous avons aménagé pour vous un laboratoire complet sur une station orbitale voisine, poursuivit Farkas. Il contient tout le matériel dont vous pourriez avoir besoin, mais, s’il vous manquait quelque chose, il suffirait de le demander. Il va sans dire que vous serez très bien payé. Nous assurerons bien entendu votre sécurité pendant tout le temps que vous serez loin de Valparaiso Nuevo. Alors, qu’en dites-vous ? Marché conclu ?

La femme aux cheveux rouges commença lentement à reculer en tremblant. Farkas ne sembla pas s’en rendre compte.

— Non, non, dit-elle, cela fait trop longtemps. L’habileté que j’ai pu avoir n’est plus qu’un souvenir, enfoui dans le passé.

Ainsi Farkas a vu juste depuis le début, se dit Juanito. Il n’y a pas de doute, il a retrouvé son docteur Wu.

— Vous pourrez suivre un cours de recyclage, poursuivit Farkas. Je ne pense pas qu’il soit possible de tout oublier quand on a eu un don comme le vôtre.

— Non, je vous en prie ! Laissez-moi !

Juanito n’en revenait pas de voir à quel point il s’était fourvoyé depuis le début en imaginant un scénario de vengeance. La situation lui avait totalement échappé. Il s’était gravement trompé, comme cela lui était rarement arrivé. Il comprenait maintenant que Farkas n’était pas venu dans le but de régler ses comptes avec Wu. Uniquement pour conclure un marché, s’il fallait en croire les apparences. Pour le compte de Kyocera-Merck. La vengeance, Farkas n’en avait rien à cirer ; ce que le chirurgien lui avait fait dans le ventre de sa mère n’avait pas entretenu en lui la moindre rancune.

L’aveugle était encore plus bizarre que Juanito ne l’avait cru.

— Qu’en dites-vous ? répéta Farkas.

En guise de réponse, la femme – Wu – fit deux autres pas en arrière. Elle – il – semblait demeurer en équilibre, prête à s’enfuir à toutes jambes en une seconde.

— Où va-t-il ? demanda brusquement Farkas. Ne le laisse pas partir, Juanito !

Wu s’éloignait en marchant en crabe, sans vraiment courir, mais à une allure de plus en plus rapide vers la partie couverte du café. Farkas intima du doigt à Juanito de le suivre. Il aurait certes pu l’étourdir à quinze pas d’une décharge de son aiguille, mais pas question d’utiliser l’arme dans cette foule, pas si Wu bénéficiait du droit d’asile et surtout pas à El Mirador. En un instant, cinquante réfugiés se jetteraient sur lui à bras raccourcis pour le rouer de coups et vendre son prépuce deux callies et demi aux hommes du Generalissimo.

Le café était sombre et plein à craquer. Juanito aperçut la femme vers le fond, près des toilettes. Vas-y, se dit-il, entre dans les toilettes pour femmes. Je te suivrai jusque-là. Je n’en ai rien à faire, tu sais.

Mais elle dépassa les toilettes et disparut dans une niche, près des cuisines. Deux garçons portant un plateau chargé s’approchèrent de Juanito et le fusillèrent de regard en lui demandant de s’écarter. Il lui fallut un petit moment pour les contourner ; quand il regarda dans la direction de la femme aux cheveux rouges, elle avait disparu. Il savait qu’il aurait de gros ennuis avec Farkas si elle lui échappait. Farkas allait piquer une crise ; il essaierait très probablement de lui sucrer sa paie de la semaine. Deux mille callies qui lui passeraient sous le nez, sans compter les suppléments.