Ils firent tous deux un pas en arrière et s’inspectèrent des pieds à la tête. Ils se connaissaient depuis toujours, ou presque. Rhodes, de deux ans l’aîné, avait d’abord été un ami du frère de Carpenter, légèrement plus âgé, dans leur enfance déjà lointaine, en Californie du Sud. En franchissant le cap de l’adolescence, devenu un peu trop rêveur, un peu trop vulnérable pour l’aîné des deux frères, Nick s’était mystérieusement découvert des atomes crochus avec Paul.
Ils avaient suivi des voies parallèles tout au long de leur vie, entrant tous deux dans le combinat géant de Samurai Industries dès la fin de leurs études, avec cette différence que Rhodes avait de véritables capacités scientifiques alors que les compétences intellectuelles de Carpenter s’exerçaient principalement dans des domaines tels que l’histoire et l’anthropologie, où les possibilités de carrière étaient absolument inexistantes. Rhodes s’était donc spécialisé dans le génie génétique, une branche offrant de belles possibilités d’avancement, pour laquelle la Compagnie prenait en charge ses travaux universitaires et ses recherches ultérieures, alors que Carpenter avait été engagé comme cadre stagiaire sans spécialisation, ce qui, il ne l’ignorait pas, le conduirait à occuper une suite de postes imprévisibles, changeant constamment selon la fantaisie de son employeur. Depuis cette époque, ils avaient réussi, au fil de leur carrière, à entretenir contre vents et marées une amitié discontinue mais tenace.
— Eh bien, fit Carpenter. Ça fait un bout de temps.
— On peut le dire, Paul. Quelle joie de te revoir ! Il faut que je te le dise, tu as une mine superbe.
— Vraiment ? Ce doit être ma vie paradisiaque à Spokane : le vin, les femmes, le parfum des fleurs. Et toi ? Tout va bien ? Ta vie, ton boulot ?
— Merveilleux.
Carpenter n’aurait su dire s’il y avait de l’ironie dans cette réponse. C’était probable.
— Allons à l’intérieur, reprit-il. Tu es complètement fou de sortir sans masque. À moins que tu ne te sois fait restructurer les poumons à l’acier au vanadium.
— Ce n’est pas l’Empire intérieur, Paul. Ici, nous avons de vraies brises de mer et nous pouvons respirer sans danger de l’air non filtré.
— Tu ne me racontes pas d’histoires, hein ? fit Carpenter en détachant son masque.
Il le fourra dans sa poche avec un certain soulagement. De toute façon, il avait toujours considéré l’utilisation du masque comme une réaction paranoïaque, disproportionnée au danger. Dans des villes comme Memphis, Cleveland ou encore Saint Louis, il était indispensable de se protéger en filtrant l’air au maximum dès qu’on mettait le pied dehors. Avec la violence d’un coup de couteau, l’air vicié, tranchant comme un scalpel, transperçait les poumons jusqu’aux entrailles. Mais autour de la baie de San Francisco ? Rhodes avait raison : la totalité de la planète n’était pas encore devenue invivable. Pas tout à fait.
Rhodes semblait connu dans le restaurant. L’établissement était très animé, mais le maître d’hôtel, un androïde à la voix doucereuse et à l’apparence vaguement orientale, l’accueillit avec des démonstrations de sympathie et les conduisit sans délai à ce qui devait être une des meilleures tables, dans la partie supérieure du dôme central, avec une vue à couper le souffle sur les eaux de la baie.
— Que veux-tu boire ? demanda Rhodes dès qu’ils furent assis.
Pris de court, Carpenter demanda une bière ; Rhodes commanda un whisky avec des glaçons. Les deux apéritifs arrivèrent presque aussitôt et Carpenter observa avec intérêt la rapidité avec laquelle Rhodes se jeta sur le sien qu’il but d’un trait.
— Capitaine de remorqueur d’icebergs, fit-il en appelant le menu sur le viseur de leur table. Qu’est-ce qui a bien pu te donner l’idée de faire ça ?
— On me l’a proposé. Une femme que je connais, qui travaille à Paris, au service du personnel. Elle m’a dit qu’il y avait des possibilités d’avancement. J’aurais accepté de toute façon, Nick. Je détestais Spokane. Je ne reste jamais en place : je fais ceci, je fais cela, selon ce que la Compagnie décide. Le salarié de base, qui ne se plaint jamais. L’homme à tout faire, qui finit toujours par exceller dans son nouveau domaine.
— La dernière fois, tu étais prévisionniste météo, c’est bien ça ?
Carpenter acquiesça de la tête. Une deuxième tournée d’apéritifs venait d’être servie sans qu’il comprenne comment ; il n’avait pas vu Rhodes passer la commande. Et il n’avait même pas terminé sa bière.
— Et toi, Nick ? Toujours en train de suer sang et eau sur le projet Frankenstein ?
— Doucement ! protesta Rhodes. Je trouve cela presque insultant !
— Excuse-moi.
— J’entends assez de conneries dans la bouche de mes amis humanistes sur les implications diaboliques de mes travaux. Cela finit par devenir agaçant de passer pour un ignoble individu aux yeux de ses amis.
— Je ne comprends pas, fit Carpenter. Pourquoi un ignoble individu ?
Du doigt, Rhodes traça dans l’air des points d’interrogation.
— Je suis celui qui transforme le genre humain en quelque chose de grotesque et de hideux, qui peut à peine être considéré comme humain. Celui qui crée une nouvelle espèce de monstres de science-fiction.
Carpenter but pensivement une longue gorgée de bière pour vider son verre et considéra le second. Il se prit à penser que ce serait une bonne idée de passer à quelque chose de plus fort pour la tournée suivante.
— Mais ce n’est pas ce que tu fais, hein ? fit-il prudemment. Tu essaies simplement de mettre au point quelques modifications anatomiques pour nous permettre de faire face aux conditions particulièrement difficiles qui nous attendent dans l’avenir. C’est bien ça ?
— Oui.
— Alors, pourquoi…
— Sommes-nous vraiment obligés de parler de ça ? le coupa Rhodes d’un ton assez sec. J’ai seulement envie de me détendre, de ne plus m’emmerder avec…
Il s’interrompit et leva les yeux.
— Excuse-moi, fit-il. Tu ne faisais que poser des questions et la réponse est non. Non, je n’ai pas entrepris de créer des monstres ayant forme humaine. Ni forme inhumaine. Je m’efforce seulement d’utiliser mes connaissances pour le bien de l’humanité, aussi prétentieux que cela puisse paraître. Les monstres sont déjà arrivés, de toute façon. Regarde là-bas.
Il tendit le doigt vers la baie, à travers le dôme de perspex.
— De quoi parles-tu ? fit Carpenter.
— Tu vois ces petites bosses vertes, tout près du rivage ? Les voilà tes monstres : des algues géantes. C’est nouveau, une sorte d’espèce mutante, large de trente centimètres et longue d’on ne sait combien de mètres. Elles sont arrivées il y a deux ans, en provenance de Monterey. La baie en est envahie. Elles croissent d’un mètre par mois. La Commission de protection de la baie a fait venir des dugongs pour s’en nourrir, dans l’espoir de dégager un peu la surface navigable.
— Des dugongs ?
— Des mammifères marins herbivores qui vivent dans l’océan Indien. Laids à faire peur, mais inoffensifs. Ils ont l’air stupides et sont pratiquement aveugles. Ils engloutissent les plantes aquatiques. On les voit se vautrer au milieu des bancs d’algues et se goinfrer comme des cochons. Le problème, c’est que les crocodiles raffolent des dugongs.
— Les crocodiles, répéta Carpenter d’une voix éteinte.
— Oui, des crocodiles dans la baie de San Francisco. Ils ont réussi à remonter de Los Angeles et se plaisent beaucoup ici.
— Tu ne me feras pas croire ça ! Des crocodiles, ici !
— Tu as intérêt à le croire. Leur prochaine étape est le Puget Sound.