Выбрать главу

Carpenter n’en revenait pas. Il savait que le réchauffement général de l’atmosphère avait favorisé le grand retour des crocodiles. Ils commençaient déjà dans son enfance à remonter des côtes du Mexique en direction de San Diego. Sur cette planète où la plupart des animaux étaient menacés, où toutes les espèces ou presque glissaient irrémédiablement vers l’extinction, il se produisait une étrange prolifération de reptiles du mésozoïque.

Ils pullulaient naturellement dans la touffeur tropicale de la Floride, du moins le peu qui en subsistait après la submersion des côtes. On ne pouvait aller aux toilettes en Floride sans découvrir au fond de la cuvette le rictus d’un crocodile. Mais pas en Californie. Des crocos dans la baie de San Francisco ! Jamais on n’avait vu ça ! C’était une abomination !

— À quand les tyrannosaures ? lança Carpenter.

— Je doute fort que cela se produise un jour, répondit Rhodes. Mais ce que nous avons déjà est bien assez dingue comme ça. La baie grouille d’algues géantes dont se nourrissent des dugongs géants dont se nourrissent des crocodiles géants et on a le front de m’accuser, moi, de créer des monstres ! Des monstres, il y en a partout et de plus en plus nombreux. Bon Dieu ! Ça me rend fou, Paul !

Rhodes eut un sourire légèrement penaud, comme pour tempérer la vivacité de ses propos. Carpenter savait qu’il avait toujours été d’un naturel très discret ; quelque chose devait vraiment le tourmenter pour le pousser à gémir de la sorte.

Ni l’un ni l’autre n’avaient encore jeté un coup d’œil au menu.

— J’ai passé une sale matinée, reprit Rhodes au bout d’un moment, d’une voix plus calme. Un petit problème dans mon équipe. Un jeune chercheur opiniâtre, totalement amoral, un vrai petit génie, doctorat à dix-neuf ans, tu vois le genre, qui vient d’avoir une idée : substituer à l’hémoglobine quelque chose qui apprécie les sels métalliques toxiques. L’avant-projet qu’il m’a présenté comporte encore plein d’hypothèses hardies et de grosses lacunes, mais, si ses recherches aboutissent, il ouvrira la voie à une refonte totale de l’organisme qui nous permettra de nous adapter à toutes les formes de pollution qui nous guettent.

— Quel est le problème ? Ça ne marchera pas ?

— Le problème est justement que cela pourrait marcher. À mon avis, il n’y a guère qu’une chance sur cent, mais les choses les plus improbables se réalisent parfois.

— Et si c’est le cas… ?

— Si c’est le cas, répondit Rhodes, nous finirons vraiment par avoir une planète peuplée de monstres de science-fiction au lieu d’êtres humains. Modifier l’hémoglobine, cela signifie changer fondamentalement la composition chimique du sang ; après quoi l’interface cœur-poumons doit être modifié, les poumons conçus différemment, à cause des changements atmosphériques, peut-être pour en faire des poumons membraneux, comme ceux des araignées ; puis ce sont les reins qu’il faut réarranger, ce qui entraîne une modification de la structure du squelette, à cause du taux de calcium, et après…

Rhodes s’interrompit pour reprendre son souffle.

— Et merde, Paul ! Quand tout cela aura été accompli, nous serons en présence d’une créature qui sera peut-être parfaitement adaptée aux nouvelles conditions, mais quelle sorte de créature ? Pourra-t-on encore dire qu’il s’agit d’un homme ? Je suis terrifié ! J’ai bien envie de faire transférer mon petit prodige en Sibérie pour y cultiver des concombres, avant qu’il ne trouve les pièces manquantes de son puzzle et ne réussisse son coup !

Ce discours avait jeté Carpenter dans une profonde perplexité. Mais il sentait que la confusion était en réalité dans l’esprit de Nick Rhodes.

— Je ne tiens pas à t’embêter avec ça, fit-il, mais tu m’as dit il y a cinq minutes que ton but était d’agir pour le bien de l’humanité sur une planète qui ne cesse de changer.

— Bien sûr, mais je veux que nous restions humains.

— Même si la Terre devient impropre à la vie humaine ?

— J’ai conscience de cette contradiction, répondit Rhodes en détournant les yeux. Je ne peux rien faire pour y échapper. Toute cette histoire m’embarrasse profondément. D’un côté, j’ai la conviction que ce que je fais est vital pour la survie de notre espèce ; d’un autre, je suis terrifié par les lourdes conséquences que peuvent avoir mes travaux. En fait, j’avance dans deux directions à la fois. Mais je continue à marcher comme un bon petit soldat, je poursuis mes recherches, je remporte de petites victoires et j’essaie d’éluder les questions de fond. Puis un gamin comme ce Van Vliet réussit une percée jusqu’au palier suivant, comme il semble l’avoir fait, du moins le prétend-il, et je suis obligé de m’interroger sur les problèmes fondamentaux. Et merde ! Commandons quelque chose à manger, Paul !

Au hasard ou presque, Carpenter enfonça quelques touches sur le clavier de l’ordinateur de table : hamburger, frites, salade de chou cru. De bons plats d’autrefois, selon toute vraisemblance synthétiques ou recyclés à partir de calmar et d’algues, mais, dans l’immédiat, peu lui importait. Il n’avait pas très faim.

Il remarqua que Rhodes avait, comme par magie, fait apparaître une autre tournée d’apéritifs. Il semblait absorber l’alcool à un rythme très soutenu, aussi aisément que l’on respire, sans paraître en ressentir les effets.

Nick était donc devenu un gros buveur. Dommage ! Mais Carpenter constatait qu’au fond rien n’avait changé pendant tout le temps écoulé depuis l’époque où ils étaient étudiants, où Rhodes venait souvent lui demander conseil et chercher auprès de lui une sorte de protection contre sa propension à se tournebouler la cervelle. Carpenter était plus jeune que Rhodes, mais il avait toujours eu le sentiment d’être l’aîné, à même de résoudre plus facilement les problèmes de la vie quotidienne. Rhodes avait la manie de s’embarquer tout seul dans de terribles complications d’ordre moral : ses rapports avec les filles, le développement de sa conscience politique, ses professeurs, ses espoirs et ses projets d’avenir, une multitude de choses. Carpenter, pragmatique et direct, savait comment aider son ami à sortir des labyrinthes de problèmes dans lesquels il ne pouvait s’empêcher de s’enfermer. Rhodes était devenu un scientifique de renom, tenu en très haute estime par les gros bonnets de la Compagnie, dont l’ascension était extrêmement rapide, qui devait gagner dix fois plus que lui ; mais Carpenter avait le sentiment qu’il était resté intérieurement le même que le Nick qu’il avait connu dans l’adolescence. Un grand gosse désarmé, pataugeant dans un monde toujours un peu trop compliqué pour lui.

Il lui parut souhaitable de changer de sujet, de passer à quelque chose de plus léger.

— Et ta vie sentimentale ? demanda-t-il. Tu ne t’es pas remarié ?

Il comprit aussitôt qu’il avait commis une erreur. Stupide.

— Non, répondit Rhodes.

À l’évidence, la question le troublait profondément. Carpenter se rendit compte, mais trop tard, que, de la faillite de son mariage qui remontait à huit ans, la blessure était encore douloureuse. Passionnément épris de sa femme, Rhodes avait reçu un coup terrible quand elle l’avait quitté.

— J’ai une liaison, ajouta-t-il. Assez difficile. Elle est belle, intelligente, sensuelle, s’exprime avec une grande facilité. Nous avons des sujets de désaccord.

— Qui n’en a pas ?

— C’est une humaniste pure et dure. Dans la grande tradition de San Francisco, tu vois le genre ? Elle déteste mon travail, redoute ses applications, aimerait que l’on ferme le labo, etc. Elle ne voit pas d’autre solution, mais ne démord pas de ses opinions. Une position farouchement réactionnaire, un refus aveugle, du progrès scientifique, furieusement rétrograde. Et nous avons trouvé moyen de tomber amoureux ! À part la politique, nous nous entendons bien. J’espère que tu auras l’occasion de la rencontrer pendant ton séjour.