— Je suis sûr que nous pourrons arranger ça, dit Carpenter. Cela me ferait très plaisir.
— À moi aussi… Pourquoi pas ce soir ? poursuivit Rhodes après un moment de réflexion. J’emmène Isabelle à un dîner avec un journaliste israélien, un empoisonneur qui ne cherche qu’à me poser des tas de questions indiscrètes sur mes travaux. Je pourrais passer te prendre vers 8 heures moins le quart. À ton hôtel ou ailleurs. Qu’est-ce que tu as prévu de faire ?
— Je dois être à 15 h 30 au siège de Samurai, à Frisco, pour une séance de formation, répondit Carpenter. Cela devrait durer jusqu’à 17 heures. Après, je suis libre.
— Veux-tu dîner avec nous ?
— Pourquoi pas ? Je suis au Marriott Hilton, à China Basin. Tu sais où c’est ?
— Bien sûr.
— Juste une chose : si c’est une interview, es-tu certain que ma présence ne sera pas gênante ?
— En fait, elle me sera peut-être utile. J’ai une peur bleue de divulguer à cet Israélien des choses que je devrais garder secrètes. Il doit être très fort pour tirer les vers du nez des gens. Si je suis avec des amis, il me sera plus facile de noyer le poisson, d’éluder les vrais problèmes. Plus on est de fous, plus on rit, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi j’ai invité Isabelle. Et pourquoi je t’invite.
Rhodes posa son verre et lança un regard étrange à Carpenter.
— À propos, ajouta-t-il, je peux aussi inviter une fille pour toi. Jolanda Bermudez, une amie d’Isabelle, très sexy, un peu dérangée. Je crois qu’elle est danseuse ou sculpteur, les deux peut-être.
— La dernière fois que j’ai eu ce genre de rendez-vous avec une inconnue, fit Carpenter avec un petit rire, je devais avoir treize ans !
— Je m’en souviens. Comment s’appelait-elle, déjà ? Celle qui avait des taches de rousseur ?
— J’ai oublié son nom.
— Veux-tu que je demande à Jolanda si elle a envie de venir ?
— Bien sûr, répondit Carpenter. Pourquoi pas ? Plus on est de fous, plus on rit, n’est-ce pas ?
7
La coque du segment El Mirador de Valparaiso Nuevo était en réalité une double coque au milieu de laquelle un passage de faible hauteur entourait tout le globe baptisé El Mirador. À la périphérie de la coque donnant sur le vide se trouvait d’abord une épaisse couche de scories lunaires maintenues en place par la force centrifuge, des résidus récupérés après extraction des gaz et minerais utilisés pour la construction du satellite. Au-dessus, il y avait le passage réservé aux ouvriers de l’entretien, chichement éclairé par un chapelet d’ampoules de faible puissance. Enfin venait l’enveloppe même d’El Mirador, protégée par la couche de scories de toute mauvaise surprise causée par des objets se promenant dans l’espace. Juanito, plutôt trapu, parvenait presque à se tenir droit à l’intérieur de la coque, mais, avec ses longues jambes, Farkas devait se plier en deux et marcher en crabe pour le suivre.
— Le vois-tu ? demanda Farkas.
— Je crois qu’il est devant. Il fait assez sombre.
— Vraiment ?
Juanito aperçut Wu sur sa droite, se déplaçant de côté, lentement, pour passer derrière Farkas. Dans la pénombre, le généticien était à peine visible, l’ombre d’une ombre. Wu avait ramassé deux poignées de scories. De toute évidence, il s’apprêtait à les lancer sur Farkas pour attirer son attention ; quand il se retournerait vers Wu, ce serait le moment pour Juanito d’utiliser son arme pour se débarrasser de l’aveugle.
Juanito se laissa glisser en arrière pour prendre position près du coude gauche de Farkas. Il plongea la main dans sa poche et posa le bout de ses doigts sur la crosse froide et lisse de la petite arme. Le cran de l’intensité était tout en bas, réglé sur « commotion ». Juanito le fit coulisser jusqu’à « mortel », sans sortir l’aiguille de sa poche. En face de lui, Wu inclina la tête.
Le moment d’agir était venu.
Juanito commença à sortir son arme.
À cet instant précis, sans lui laisser le temps d’achever son mouvement, sans même laisser à Wu celui de lancer ses poignées de scories, Farkas poussa un rugissement semblable à celui d’un grand fauve devenu fou furieux. Pétrifié par le cri terrible, Juanito émit un grognement de surprise. Il eut le temps de se dire que cela allait mal tourner. Au même instant, Farkas pivota sur lui-même, le saisit par la taille en une étreinte puissante et lui fit décoller les pieds du sol sans effort apparent. D’un mouvement fluide, presque en douceur, Farkas le fit tournoyer comme un marteau avant de le lâcher et de le projeter avec violence, lui faisant décrire en l’air un arc de cercle, en plein dans le ventre de Wu.
Le souffle coupé, le chirurgien s’affaissa et se mit à vomir tandis que Juanito, étourdi, restait étendu sur lui.
Les lumières s’éteignirent d’un coup – Farkas avait dû arracher le fil – et Juanito se retrouva la joue plaquée sur le lit raboteux de scories, incapable de bouger. Farkas l’avait immobilisé, lui broyant la nuque d’une main et lui écrasant la colonne vertébrale d’un genou. Wu était allongé à ses côtés, cloué au sol de la même manière.
— T’imaginais-tu que je ne l’avais pas vu tourner autour de moi pour me prendre à revers ? demanda Farkas. Et que je ne t’avais pas vu saisir ton arme ? La vision aveugle est une vision périphérique. C’est quelque chose que le docteur Wu a dû oublier. Quand on vit dans la clandestinité pendant de si longues années, je suppose que l’on oublie pas mal de choses.
Sainte mère de Dieu ! songea Juanito.
Même pas capable de surprendre un aveugle en l’attaquant par-derrière ! Et maintenant, il va me tuer ! Quelle manière idiote de mourir !
Il imagina ce que Kluge pourrait dire s’il apprenait ce qui s’était passé. Et Delilah. Et Nattathaniel. Envoyé au tapis par un aveugle ! Que c’est bête ! Que c’est bête ! Mais il n’est pas vraiment aveugle. En fait, il n’est pas aveugle du tout.
— Pour quelle somme m’as-tu vendu, Juanito ? reprit Farkas d’une voix basse, rauque, vibrante de colère contenue.
Juanito ne put émettre en réponse qu’un gémissement étouffé. Il avait la bouche pleine de fragments coupants de scories.
— Combien ? insista Farkas en lui donnant un coup de genou dans la colonne vertébrale. Cinq mille ? Six mille ?
— Huit, fit doucement Wu, d’une voix montant du sol.
— Je n’ai pas été bradé, c’est déjà ça, murmura Farkas en plongeant la main dans la poche de Juanito pour en sortir l’arme. Debout ! ordonna-t-il. Tous les deux ! Restez l’un près de l’autre. Si l’un de vous s’avise de faire le malin, je n’hésiterai pas à vous tuer tous les deux. N’oubliez pas que je vous vois très distinctement. Je vois aussi la porte par laquelle nous sommes entrés dans la coque. Cette chose en forme d’étoile de mer, là-bas, d’où palpitent des coulées de lumière pourpre. Nous allons retourner à El Mirador et je ne veux pas de mauvaises surprises. C’est compris ? Si l’un de vous essaie de me fausser compagnie, je vous envoie une décharge mortelle et je m’arrangerai après avec la Guardia Civil.
Juanito cracha les scories qui lui emplissaient la bouche. Résigné, il garda le silence.
— Docteur Wu, poursuivit Farkas, sachez que ma proposition tient toujours. Vous m’accompagnez pour faire ce que je vous ai indiqué. Vous n’êtes pas à plaindre, compte tenu de ce que je pourrais vous infliger, après ce que vous m’avez fait subir. Mais soyez assuré que seules vos compétences m’intéressent. Je pense quand même que vous aurez besoin de ce cours de recyclage.