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— Parfaitement, répondit Farkas. En signe de reconnaissance, je porterai un œillet rouge à la boutonnière.

— Pardon ?

— C’était une blague. Voulez-vous donner des ordres pour que l’on vienne prendre livraison de la marchandise, Emilio ?

— Sur-le-champ.

— Bueno, fit Farkas.

Olmo raccrocha. Farkas replaça le flexible dans son logement.

— C’est au colonel Olmo que vous parliez ? demanda Juanito d’un ton incrédule.

— Qu’est-ce qui te fait croire cela ?

— Vous l’avez appelé « Emilio ». Vous lui avez demandé d’envoyer des hommes de la Guardia. Je ne vois pas qui d’autre ce pourrait être.

— En effet, fit Farkas avec un haussement d’épaules, c’était le colonel Olmo. Il nous arrive, de temps en temps, de travailler ensemble. Nous sommes amis, d’une certaine manière.

— Sainte mère de Dieu ! s’exclama Juanito d’une voix rauque, en faisant un signe que Farkas reconnut comme celui de la croix, un mouvement saccadé, tremblotant des deux sphères bleues médianes parmi les six composant le corps apparent de Juanito. Vous êtes l’ami d’Olmo ! Vous l’appelez, comme ça, et il vous parle ! Eh bien, je suis vraiment foutu !

— Oui, vraiment, approuva Farkas. Todo jodido, c’est bien ce qu’on dit ?

— Si, fit piteusement Juanito. Estoy jodido. Complètement !

Il détourna la tête et son regard se perdit au loin. Wu émit un petit gloussement. Une bonne chose, se dit Farkas. Il est capable de rire du désarroi de l’autre, ce qui signifie qu’il a cessé de s’inquiéter de son propre sort. L’idée que celui qui, avant même sa venue au monde, avait transformé sa vie d’une manière irréparable en agissant si gratuitement, si légèrement, restait foncièrement indifférent aux circonstances et conservait la froideur d’un technicien, d’une pure force de la nature, cette idée plaisait à Farkas.

Quelques instants plus tard, dans la direction où regardait Juanito, il perçut deux formes se dirigeant vers lui d’un pas résolu : un tétraèdre rouge monté sur de petites jambes épineuses et une paire de colonnes émeraude réunies par trois barres dorées parallèles. Farkas comprit que ce devait être la patrouille locale de la Guardia Civil. Olmo n’avait pas perdu de temps. Il fallait dire que K.M. le payait grassement pour sa coopération. De plus, Valparaiso Nuevo était un État policier d’une grande efficacité et la Guardia devait disposer de techniques de communication de pointe.

— Monsieur… Farkas ?

C’est le tétraèdre qui s’adressait à lui, avec une légère hésitation dans la voix, une sorte de tressaillement vocal. Farkas savait ce que cela signifiait : la découverte de l’absence des yeux, de son front parfaitement lisse, provoquait souvent cette réaction chez les gens.

— C’est le colonel Olmo qui nous envoie, poursuivit le garde, l’air désorienté. Il a dit qu’il y avait deux hommes que nous devions emmener.

— Je n’ai pas été aussi précis, fit Farkas. J’ai simplement parlé de deux personnes. Un jeune homme et une femme âgée, en l’occurrence. Les voici.

— Bien, monsieur. À votre service, monsieur.

— Olmo vous a bien précisé que vous ne devez pas les molester ? Je ne veux pas de brutalités. Contentez-vous de les garder au frais jusqu’au terme de la procédure d’expulsion. Vous avez bien compris ?

— Oui, monsieur. Parfaitement, monsieur.

Farkas suivit les formes des deux gardes tandis qu’ils emmenaient Wu et Juanito.

N’étant plus obligé de surveiller deux prisonniers en même temps, il se permit un moment de détente. Il s’enfonça dans son siège et considéra la place au sol pavé.

Un étrange sentiment de vide l’envahit.

Il avait mené sa mission à bien avec une étonnante facilité. Mais il était étrange d’avoir eu Wu en sa possession, après avoir imaginé pendant toutes ces années ce qu’il ferait si, un jour, il mettait enfin la main sur lui. Et il n’avait absolument rien fait.

Déguisé en femme, une vieille bonne femme mal fagotée ! Incroyable !

Il eût été si facile, dans la pénombre de la coque mal aérée, sur la couche de scories, de placer les deux pouces sur les globes oculaires de Wu et d’appuyer. Mais Farkas savait bien que cela ne lui aurait pas rendu ce dont il avait été privé dès le ventre de sa mère. De toute façon, il n’était même pas sûr, plus maintenant, de vouloir une vision normale ; mais se venger de Wu lui aurait assurément procuré un certain plaisir.

Il fallait pourtant considérer que ce bref moment d’assouvissement sanglant aurait mis sa carrière en péril ; or, il était très satisfait de sa carrière, extrêmement profitable dans bien des domaines. Cela n’en aurait pas valu la peine.

Et Juanito…

Farkas n’éprouvait pas le moindre remords à son sujet. Il souffrirait ; tant mieux. Ce n’était qu’un petit salopard perfide qui s’était conduit exactement comme Farkas l’avait prévu, se vendant au plus offrant ; comme son père, à ce qu’il semblait, l’avait fait en son temps. Il avait besoin d’une leçon et il en aurait une, une bonne. Farkas chassa Juanito de son esprit et fit signe au garçon.

Il commanda une petite carafe de vin rouge qu’il commença à siroter patiemment en attendant l’arrivée d’Olmo.

Il n’eut pas à attendre longtemps.

— Victor ?

Olmo se tenait devant lui, près de son épaule. À en juger par la couleur qui émanait de lui, il devait être très tendu.

— Je vous vois, Emilio, asseyez-vous. Voulez-vous un peu de vin ?

— Je ne bois jamais.

Olmo s’installa pesamment à la table, son siège formant un angle de quatre-vingt-dix degrés avec celui de Farkas. C’était la première fois qu’ils se rencontraient, en chair et en os ; tous leurs contacts précédents avaient eu lieu par l’intermédiaire de communications brouillées. Le colonel était plus petit que Farkas ne l’avait imaginé, mais très trapu. Des deux cubes composant son corps, celui du dessus était le plus large, indication d’une forte carrure et de bras puissants. Assis, Olmo semblait assez grand, massif.

Farkas l’imagina, plus tôt dans sa carrière, en train de s’échiner dans un sous-sol, une corde de chanvre à la main, pour arracher des aveux aux ennemis du Generalissimo : un tortionnaire sorti du rang pour occuper le poste éminent qui était le sien aujourd’hui. El Supremo torture-t-il ses ennemis ? se demanda Farkas. Bien sûr ! Tous les tyrans au petit pied le font. Il se promit d’interroger un jour Olmo. Un autre jour.

Farkas but pensivement une gorgée de vin. Un produit local, sans doute. Pas mauvais du tout.

— Vous avez éveillé ma curiosité, Emilio, fit-il pour rompre un silence qui, il en était sûr, résultait de l’embarras d’Olmo devant les réalités de son aspect extérieur. Un sujet si délicat que vous n’osez même pas m’en parler sur une ligne brouillée ?

— C’est exact. Je crois que je vais prendre un peu d’eau. Cela paraîtra plus naturel pour ceux qui nous observent, et je sais qu’il y en a, si je bois aussi quelque chose.

— Comme vous voulez, dit Farkas en faisant signe au garçon.

Olmo se pencha en avant, la main refermée sur son verre. Il parla d’une voix très basse, un peu plus qu’un murmure, mais loin du ton normal de la conversation.

— Ce ne sont que des rumeurs, commença-t-il. La source est sujette à caution et la teneur en est si surprenante que je suis extrêmement sceptique. Mais je tiens quand même à vous en faire part. Il va sans dire, si on vous interroge, que cette discussion n’a jamais eu lieu.