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Enron lança à Carpenter un regard scrutateur d’une surprenante acuité. Il avait des yeux noirs, impénétrables, étincelants de curiosité ; sur son visage maigre, anguleux, rasé de près, les premiers poils noirs de ce qui ne pouvait être qu’une barbe assyrienne commençaient à apparaître sur la peau fraîchement et soigneusement raclée.

— … Vous travaillez aussi pour Samurai Industries, si j’ai bien compris. Puis-je vous demander en quelle qualité ?

— Salarié Onze, répondit Carpenter. J’espère passer Dix un de ces jours. Je viens du Nord où je travaillais comme prévisionniste météo et je vais bientôt embarquer en qualité de capitaine sur un remorqueur d’icebergs, pour le compte du Service public du district de San Francisco. Il n’y a pas ici autant d’eau de pluie qu’au Moyen-Orient.

— Ah ! fit simplement Enron.

Carpenter vit quelque chose se refermer brusquement au fond de ses yeux. L’étincelle de curiosité s’évanouit. Fin de l’intérêt momentané d’Enron à l’endroit de Carpenter, Salarié Onze chez Samurai Industries. L’Israélien se tourna vers Jolanda, assise entre Carpenter et lui.

— Et vous, mademoiselle Bermudez ? Vous êtes artiste, je ne me trompe pas ?

Enron semblait vouloir interviewer tout le monde.

— Sculpteur, surtout, répondit-elle en lui décochant un sourire éblouissant.

Elle devait avoir au moins une cinquantaine de dents, juste sur le devant. Son visage était rond, plein, plaisant, avec une belle bouche et ces grands yeux globuleux que l’hyperdex rendait étonnamment saillants.

— Je travaille essentiellement des matières bioréactives. Le spectateur et l’œuvre d’art sont unis par une rétroaction, de sorte que ce que l’on voit est modifié par ce que l’on est intrinsèquement.

— Fascinant, fit Enron qui, à l’évidence, n’en pensait absolument rien. J’espère participer très activement à votre travail.

— Je fais aussi de la danse moderne, reprit Jolanda. J’ai même tâté un peu de la poésie, mais je sais que ce n’était pas très bon, et, bien sûr, du théâtre. J’ai joué dans La Saga de la terre, l’été dernier, à Berkeley, en plein air, sur le front de mer. C’était pour nous un événement hors du commun, qui tenait autant de l’incantation que de la représentation théâtrale. Une incantation visant à protéger la planète, si vous voyez ce que je veux dire. Nous nous sommes efforcés de placer le public en harmonie avec les forces cosmiques qui exercent leur emprise sur nous d’une manière continue, mais nous apparaissent si rarement. J’espère que nous pourrons remonter ce spectacle à Los Angeles, pendant l’hiver.

Avec un nouveau sourire éblouissant, elle se pencha vers Enron en projetant vers lui une autre bouffée de phérormones.

— Ah ! fit de nouveau l’Israélien.

Carpenter vit une seconde fois son attention retomber d’un coup. Nul doute qu’il parviendrait à marquer un intérêt soutenu à Jolanda Bermudez dans un domaine qui sautait aux yeux, mais il en avait manifestement assez entendu sur ses entreprises artistiques. Carpenter se sentit lui aussi un peu déçu. Jolanda débordait de passion et d’énergie, assurément provoquées par une drogue quelconque, et l’éventualité qu’elle pût réellement être une artiste de talent l’avait fugitivement nimbée d’une aura prestigieuse ; mais Carpenter se rendait compte qu’elle n’avait probablement aucun talent, vraisemblablement pas la moindre disposition innée d’aucune sorte, assurément pas une once de bon sens, rien d’autre que ce côté artiste extravagant, un peu démodé, qui, de toute éternité, semblait avoir été une tradition à San Francisco. Et cette idée d’incantation destinée à protéger la planète lui donnait presque la nausée. C’est tout l’avenir de l’humanité qui était menacé et elle en était encore à psalmodier des mantras séculaires.

Jolanda était malgré tout très attirante. Mais Rhodes l’avait prévenu qu’elle était un peu dérangée et il devait savoir de quoi il parlait.

Pendant que Rhodes – déjà – faisait signe au garçon pour commander une autre tournée, Isabelle se mêla à la conversation. Elle voulait qu’Enron lui parle de sa revue, savoir si elle était publiée en israélien, en arabe ou les deux. Enron lui expliqua, en faisant de son mieux pour rester mesuré, que la langue-parlée dans son pays s’appelait l’hébreu et non pas l’israélien, et lui apprit que Cosmos était essentiellement publiée en anglais, comme toutes les revues qui comptaient dans le monde. Il précisa que les lecteurs avaient toujours la possibilité, en appuyant sur une touche, de faire apparaître sur leur viseur la version arabe ou hébraïque. Aussi incroyable que cela pût paraître, ajouta-t-il, il se trouvait encore, dans les régions les plus reculées du vaste monde judéo-islamique, quelques individus incapables de lire couramment l’anglais.

— Des Arabes, pour la plupart, je suppose, fit Isabelle. Il existe encore des quantités d’Arabes arriérés, n’est-ce pas ? Ils vivent comme au Moyen Âge dans l’univers de la haute technologie ?

La flatterie était grossière. Enron répondit avec une étincelle de mépris dans la prunelle et un sourire fugace et sans joie.

— En réalité, il n’en est rien, mademoiselle. Les Arabes proprement dits sont tous très évolués. Il faut apprendre à faire la distinction entre les Arabes et ceux qui parlent la langue arabe. Je pensais en particulier à nos lecteurs des régions agricoles du nord du Soudan et du Sahara, des arabophones islamisés, mais assurément pas des Arabes à proprement parler.

— Nous en savons si peu, chez nous, reprit Isabelle, désarçonnée, sur ce qui se passe réellement dans les autres parties du monde.

— C’est malheureusement vrai, fit Enron. L’étroitesse d’esprit de ce pays est tout à fait regrettable. Je me sens triste pour l’Amérique. L’ignorance est dangereuse, dans les temps difficiles que nous connaissons. Surtout celle qui s’étale avec une suffisance triomphante.

— Peut-être faudrait-il passer la commande, glissa Rhodes d’une voix contrainte. Si je puis faire deux ou trois suggestions…

Il en fit beaucoup plus. Mais Carpenter remarqua qu’Enron ne prêtait guère d’attention à ce que Rhodes disait. Ses yeux ne quittaient pas le menu ; il avait choisi ses plats et tapé sa commande sur le clavier du système informatique du restaurant bien avant que Rhodes eût terminé. Carpenter trouvait que l’Israélien n’était pas dépourvu d’un certain charme caustique ; avec son agressivité flamboyante, il incarnait tout le mal que Carpenter avait entendu dire sur la rudesse et l’arrogance de ses compatriotes. Ce petit bonhomme théâtral était sûr de lui à l’excès, à tel point que l’on ne pouvait s’empêcher de penser qu’il jouait un rôle. Et pourtant l’intelligence, la faculté d’adaptation darwinienne, l’esprit enjoué et mordant du personnage forçaient le respect. Un salaud, assurément, mais un salaud amusant, pour qui pouvait trouver amusant un individu de ce genre. C’était le cas de Carpenter.

Un beau salaud, quand même. Jouant comme un chat avec les souris qu’étaient le pauvre Nick harcelé de soucis, la pauvre Isabelle toute crispée et cette pauvre écervelée de Jolanda. Prenant un peu trop de plaisir à la domination qu’il exerçait sur eux. À Tel-Aviv, au milieu des siens, Enron était peut-être considéré comme un homme courtois et plein de tact, d’un commerce agréable, mais ici, chez les goyim, ces barbares d’Américains, il éprouvait le besoin, à chaque phrase, de marquer des points à leurs dépens. On aurait pu croire que les Israéliens, l’un des rares peuples à avoir tiré le bon numéro en ces temps où la Terre devenait de plus en plus inhospitalière, seraient en mesure d’être un peu plus détendus, de profiter de leur nouvelle position de force sans insister trop lourdement. Pas celui-là, apparemment.