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— Nous pourrions maintenant en venir au sujet qui nous intéresse au premier chef, la grande affaire qui m’a amené ici, ce soir, déclara Enron sans attendre que les autres convives aient fini de taper leur commande.

Il posa un petit cube enregistreur cristallin près de son assiette et l’actionna en l’effleurant du pouce.

Puis il fit lentement du regard le tour de la table, s’arrêtant pensivement sur chaque visage, avec une insistance embarrassante, avant que ses yeux ne se fixent sur Nick Rhodes.

— Ma revue, commença-t-il d’une voix aux inflexions plus solennelles, souhaite se pencher au début de l’année prochaine sur le problème crucial de notre temps : je veux parler, bien entendu, du problème de la dégradation constante de notre environnement malgré tous les palliatifs. Un problème plus aigu dans certaines régions, mais qui, tôt ou tard, finira par concerner l’ensemble de la population. Car, nulle part sur la Terre, il ne restera un endroit où se réfugier. Elle est bien petite, notre planète ! Et nous en avons fait un lieu où il est si incommode et pénible de vivre.

— Plus pénible pour certains que pour d’autres, glissa Carpenter.

— Pour l’instant, monsieur Carpenter. Pour l’instant. Je vous concède que le changement du régime des précipitations dans ma partie du monde a procuré à ma patrie de gros avantages économiques tout à fait inattendus.

Certes, songea Carpenter, mais il ne faut pas oublier l’abandon général des combustibles fossiles, qui avait réduit à néant les richesses accumulées par les Arabes au long des années où la planète entière dépendait du pétrole, les forçant, en désespoir de cause, à se tourner vers le vieil ennemi israélien pour obtenir son aide technologique.

— Mais c’est un avantage de courte durée, poursuivit Enron. Si nous, habitants du Moyen-Orient, prétendions ne pas avoir souffert des problèmes d’environnement qui touchent en ce moment d’autres régions, et même en avoir grandement bénéficié, ce serait comme si les passagers du pont supérieur d’un paquebot en train de faire naufrage cherchaient à se persuader qu’ils n’ont rien à craindre, parce que seule l’autre extrémité du navire coule et que, lorsque ceux qui s’y trouvent se seront noyés, il restera à bord beaucoup plus de caviar à se partager.

Manifestement ravi de sa comparaison éculée, Enron partit d’un grand rire enthousiaste.

— Seule l’autre extrémité est en train de couler ! Vous rendez-vous compte ? Mais nous respirons tous le même air ! Faute de trouver des solutions, nous coulerons tous ensemble. Ma revue consacrera donc un numéro entier à l’étude de la situation et aux solutions envisageables. Et à vous, docteur Rhodes… à vos recherches, à l’espoir extraordinaire qu’elles suscitent…

Enron s’interrompit, les yeux brillants. Il émanait de son visage anguleux, aux traits marqués, une intelligence de prédateur. Il s’apprêtait à l’évidence à fondre sur sa véritable proie.

— Nous sommes persuadés que vos travaux, si nous avons bien compris leur finalité, renferment peut-être la seule réponse qui puisse assurer le salut de l’espèce humaine.

— Ah ! non ! s’écria brusquement Isabelle Martine d’une voix retentissante. Certainement pas ! Fasse le ciel que ce que vous venez de dire ne soit pas vrai ! Les travaux de Nick, la seule solution ? Seigneur ! Vous ne comprenez donc pas que ses recherches de merde sont justement le problème et non la solution !

Carpenter entendit Rhodes étouffer une exclamation. Il le vit se tourner lentement, comme engourdi, vers Isabelle et la considérer d’un regard chargé de tristesse, comme s’il était sur le point de fondre en larmes.

Personne n’ouvrit la bouche. L’Israélien lui-même était interloqué. Pour la première fois de la soirée, son calme imperturbable parut ébranlé. Les méplats accusés de son visage où se peignait la perplexité semblèrent fugitivement se dissoudre, comme si la raison de l’accès de colère d’Isabelle lui échappait totalement. Il cligna des yeux à deux reprises et posa sur elle un regard aussi ébahi que si elle avait saisi la bouteille de vin pour en renverser le contenu au milieu de la table.

— Isabelle et moi avons des divergences d’ordre politique, monsieur Enron, fit enfin Rhodes d’une voix douce, rompant le silence vibrant de tension contenue.

— Ah bon ! Oui, je vois…

Enron paraissait toujours perplexe. Une manifestation publique si véhémente de déloyauté envers son compagnon devait dépasser les bornes, même pour un Israélien chicaneur.

— Mais la survie de notre espèce ne peut pas être une question de politique. Il s’agit simplement de faire ce qui doit être fait.

— Il y a différentes manières d’y arriver, répliqua Isabelle, refusant de se laisser fléchir par le regard implorant de Rhodes.

— Oui, bien sûr.

L’air agacé, choqué même par l’esprit querelleur d’Isabelle, Enron lui lança un regard glacial. Carpenter surprit dans ses yeux un éclair de fureur difficilement contenue. L’Israélien pensait sans aucun doute qu’Isabelle allait être un obstacle à l’obtention des renseignements qu’il était venu chercher. Rien d’autre qu’une petite emmerdeuse. Rhodes, l’air découragé, inconsolable, les yeux rivés sur la nappe, s’occupait sérieusement de son dernier verre.

— Si vous voulez bien, reprit prudemment Enron avec un effort visible pour se maîtriser, je vais préciser mon point de vue et celui de ma rédaction.

Il s’interrompit et prit une longue inspiration. Carpenter comprit qu’un discours préparé allait suivre et qu’il allait parler à titre officiel.

— Nous acceptons l’opinion scientifique généralement admise, selon laquelle les dégâts causés à l’environnement de la planète pendant l’époque industrielle sont irréversibles : l’utilisation incontrôlée des combustibles fossiles sur une période de deux à trois siècles a engendré des émissions de dioxyde de carbone et d’acide nitrique dépassant de loin les seuils de tolérance, ce qui a provoqué un réchauffement progressif mais sensible de l’atmosphère ; les changements de température et de pression des océans résultant de ce réchauffement ont provoqué des dégagements de méthane dans l’atmosphère qui n’ont fait qu’amplifier le phénomène de réchauffement ; l’accumulation dans l’atmosphère des gaz dits à effet de serre à laquelle s’ajoutent d’importantes quantités de ces polluants piégés dans les entrailles de la planète et sous la forme d’une végétation hypertrophiée, stimulée par l’excédent de gaz carbonique, cette accumulation est telle que les choses ne peuvent qu’empirer avant de s’arranger, car ces gaz accumulés dans le sous-sol pendant la période de destruction de l’environnement et inéluctablement destinés à s’échapper commencent déjà à être libérés par des émanations et la décomposition des matières végétales. Je pense avoir brossé un tableau assez juste de la situation.

— Et l’ozone, glissa Carpenter.

— Oui, bien sûr, il y a ça aussi. Je n’aurais pas dû oublier d’ajouter que les dommages causés au XXe siècle à la couche d’ozone par l’utilisation des chloro-fluorocarbones et de substances similaires ont provoqué une augmentation inquiétante du rayonnement solaire, accentuant le problème du réchauffement général. Et ainsi de suite. Mais je pense avoir suffisamment déblayé le terrain pour notre discussion. Il n’est pas vraiment nécessaire de développer cet exposé des nombreux problèmes auxquels nous devons faire face, en énumérant par exemple les divers mécanismes qui ont joué pour faire empirer une situation déjà mauvaise. Il n’y a là rien de nouveau pour vous. Tout le monde s’accorde pour dire que nous entrons dans une période de grands périls.