— Bleu ? fit Juanito. Orange ? Qu’est-ce que vous savez donc des couleurs ?
— La même chose que toi. Il y a une couleur que j’appelle bleu, une autre orange. Je ne sais pas si elles ressemblent de près ou de loin à tes couleurs à toi, mais peu importe. Mon bleu est toujours bleu pour moi. Il est différent de la couleur que je vois rouge et de celle que je vois verte. L’orange est toujours orange. C’est une question de relations. Tu me suis ?
— Non, répondit Juanito. Comment pouvez-vous y comprendre quelque chose ? Ce que vous percevez n’a rien à voir avec la vraie couleur, la forme ou la position de quoi que ce soit.
— Tu te trompes, Juanito, fit Farkas en secouant la tête. La forme, la couleur et la position de ce que je vois sont les vraies. Je n’ai jamais connu autre chose. Si on pouvait me greffer aujourd’hui des yeux normaux, ce qui, à ce que l’on m’a dit, aurait une chance sur deux de réussir et serait terriblement risqué, j’aurais énormément de mal à m’y retrouver dans ton monde. Il me faudrait des années pour tout apprendre ; je n’y arriverais peut-être jamais. Alors que, dans le mien, je me débrouille parfaitement. Je comprends, en touchant les objets, que ce que la vision aveugle me permet de voir n’est pas leur « véritable » forme. Mais j’y substitue des équivalents cohérents. Tu comprends ? Une chaise ressemble toujours à l’idée que je me fais d’une chaise, même si je sais que les chaises n’ont pas du tout cette forme. Si tu pouvais voir les choses de la manière dont je les vois, tu aurais l’impression que tout appartient à une autre dimension. En fait, tout appartient vraiment à une autre dimension. Les informations dont je me sers sont différentes de celles que tu utilises, c’est tout. Mais, à ma manière, on peut dire que je vois. Je perçois les objets, j’établis des relations entre eux, j’ai des perceptions spatiales, tout comme toi. Tu me suis toujours, Juanito ?
Juanito réfléchit longuement. Comme tout cela paraissait bizarre. Voir le monde comme dans un miroir déformant, avec des taches, des sphères, des câbles orange, des flaques de mercure. Bizarre, oui, extrêmement bizarre.
— Vous êtes né comme ça ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Mais oui.
— Une sorte d’accident génétique ?
— Pas un accident, répondit doucement Farkas… Je suis le sujet d’une expérience. Un maître généticien a travaillé sur moi dans le ventre de ma mère.
— Je comprends, fit Juanito. En fait, c’est la première idée qui m’est venue à l’esprit quand je vous ai vu descendre de la navette. Je me suis dit : ce doit être le résultat d’une ligature. Mais pourquoi… pourquoi… ? Cela vous ennuie de parler de ces choses-là ? reprit-il, incapable de formuler sa question.
— Pas vraiment.
— Pourquoi vos parents ont-ils permis… ?
— Ils n’ont pas eu le choix, Juanito.
— Ce n’est pas illégal, d’effectuer une ligature non voulue ?
— Bien sûr que si, répondit Farkas. Et alors ?
— Mais qui ferait ça à… ?
— Cela se passait dans l’État libre du Kazakhstan dont tu n’as jamais entendu parler. C’était l’un des États issus de l’ancienne Union soviétique dont tu n’as probablement jamais entendu parler non plus, après le Premier Démembrement, il y a cent, cent cinquante ans. Mon père était consul de Hongrie à Tachkent. Il a été tué pendant le Second Démembrement, ce qu’on a appelé la guerre de Restauration ; ma mère, qui était enceinte, a été choisie comme sujet des expériences de chirurgie génétique prénatale pratiquées dans cette ville sous les auspices des Chinois. Un travail remarquable y était effectué à l’époque. Les scientifiques essayaient de créer de nouvelles espèces utiles d’êtres humains pour servir la République. Je fus le sujet de l’une de ces expériences visant à élargir le champ de perception. J’aurais dû disposer d’une vision normale et, en plus, de la vision aveugle, mais cela ne s’est pas passé tout à fait comme prévu.
— Vous semblez prendre cela avec beaucoup de calme, fit Juanito.
— À quoi bon se mettre en colère ?
— C’est aussi ce que mon père disait, reprit Juanito. « Inutile de te mettre en colère, mais venge-toi. » Il faisait de la politique dans l’Empire d’Amérique centrale. Quand la révolution a échoué, il est venu se réfugier ici.
— Comme le chirurgien qui a pratiqué ma ligature prénatale, fit Farkas. Il y a une quinzaine d’années. Il vit encore ici et j’aimerais le retrouver.
— Je comprends, dit Juanito pour qui tout devenait clair.
2
La fenêtre de la chambre de Carpenter, au trentième étage du Manito, un vieil hôtel crasseux du centre de Spokane, était orientée plein est. Pendant les dix-huit mois qu’il y avait passés, il n’avait jamais opacifié les vitres. Tous les matins, la lumière éclatante du soleil levant qui amorçait avec majesté son terrible trajet quotidien au-dessus de la surface érodée du continent nord-américain lui servait de réveil à travers le verre blanc.
Ces temps-ci, Carpenter gagnait sa vie comme prévisionniste météo dans cette région agricole désolée, frappée par la sécheresse. Son boulot consistait à évaluer les chances des fermiers qui jouaient leurs moyens d’existence en essayant de deviner quand les prochaines pluies d’orage tomberaient sur l’est de l’État de Washington. Dans un mois, dans un an ou encore plus tard. L’intérieur de l’État, situé entre la zone agricole fertile et humide du sud du Canada et les terres stériles et arides du nord-ouest des États-Unis, était juste à la limite. Les précipitations y étaient très aléatoires. Tantôt il pleuvait et les fermiers s’engraissaient ; tantôt la zone des pluies s’éloignait vers le nord et l’est, et ils étaient tous condamnés. Ils comptaient sur Carpenter pour leur prédire plusieurs semaines, voire plusieurs mois à l’avance comment les choses se passeraient pour eux, saison après saison. Il était le devin, il était leur aruspice.
Il avait déjà été beaucoup d’autres choses. Avant qu’on lui confie ce poste à la météo, il avait été expéditeur de fret sur une des navettes L-5 de Samurai Industries. Avant cela, transporteur, et encore avant… Tiens, il commençait à oublier. En bon Salarié, Carpenter acceptait tous les postes auxquels il était affecté et faisait en sorte de maîtriser les connaissances exigées.
Un jour prochain, s’il se tenait à carreau, il s’installerait dans le fauteuil d’un bureau d’angle, tout en haut de la pyramide Samurai, à New Tokyo, à Manitoba. C’est là que le siège de Samurai avait été établi, alors que le Niveau Un du gigantesque combinat Kyocera-Merck, le principal concurrent de Samurai, se trouvait à New Kyoto, au Chili. New Tokyo, New Kyoto, c’était du pareil au même ; deux lettres étaient simplement interverties. Ce qui importait, c’était d’entrer au siège. L’essentiel était d’être accepté dans le giron des Japs, de devenir un type du siège, de faire partie de leurs cadres choyés. Quand on y entrait, c’était pour la vie. En termes de vues idéalistes, ce n’était pas une ambition très grisante, mais il ne pouvait espérer mieux. Carpenter savait qu’il n’y avait pas d’autre solution que de jouer le jeu de la Compagnie.
Ce jour-là, à 6 h 30 du matin, la lumière du soleil inondait déjà la chambre et Carpenter commençait à se réveiller quand le bourdonnement du communicateur de la Compagnie retentit. Le viseur placé en face du lit s’alluma et une voix de contralto familière se fit entendre.
— Debout, Salarié Carpenter ! Lève-toi et chante avec moi l’hymne de Samurai Industries ! Nous avons le cœur pur, nous avons l’esprit loyal. Nos pensées, toutes nos pensées vont à toi, chère Compagniiie !… Ai-je appelé trop tôt. Salarié Carpenter ? La matinée est déjà bien avancée sur la côte Ouest, non ? Es-tu réveillé ? Es-tu seul ? Allume ton visuel, Salarié Carpenter ! Montre-moi ton sourire éclatant. C’est ta Jeanne chérie qui te le demande !