— Par pitié, attends un peu ! marmonna Carpenter. Mon cerveau ne s’est pas encore mis en route.
Les paupières plissées, il regarda le viseur et découvrit les yeux noirs et le visage d’Eurasienne, large et carré, de Jeanne Gabel. Avec quelques légères modifications de la mâchoire et des pommettes, ce visage aurait pu être celui d’un homme. Carpenter et Jeanne avaient été très amis, jamais amants, à l’époque où ils travaillaient dans les mêmes bureaux de Samurai, à Saint Louis. Cela remontait à quatre ans. Elle était maintenant à Paris et lui à Spokane ; la Compagnie aimait faire tourner le personnel. Ils s’appelaient de temps en temps.
Il alluma son visuel, lui montrant la chambre miteuse, le lit défait et ses yeux chassieux.
— Des ennuis ? demanda-t-il.
— Rien de particulier. Mais j’ai des nouvelles.
— Bonnes ou mauvaises ?
— Ça dépend de la manière dont tu vois les choses. J’ai une proposition à te faire. Mais va d’abord faire un brin de toilette ; brosse-toi les dents et donne-toi un coup de peigne. Tu sais que tu es dans un état épouvantable ?
— C’est toi qui m’appelles au petit matin, c’est toi qui me demandes d’allumer le visuel !
— C’est déjà la fin de la journée à Paris. J’ai attendu aussi longtemps que possible. Allez, va te laver ! Je t’attends.
— Alors, tourne la tête. Je n’ai pas une tenue décente.
— D’accord, fit-elle en souriant, sans le quitter des yeux dans le viseur.
Avec un haussement d’épaules, Carpenter sortit de son lit dans le plus simple appareil. Après tout, se dit-il, elle peut bien se rincer l’œil, si elle en a envie. Cela lui fera peut-être du bien. À l’approche de la quarantaine, encore mince, les cheveux blonds mi-longs, la barbe châtain, il était puérilement fier de son corps : muscles longs, ventre plat, fesses fermes. Il traversa la pièce d’une démarche souple en direction du coin-toilette et avança la tête sous le purificateur à ultrasons. L’instrument se mit à vibrer en ronronnant.
En un instant, il se sentit propre, bien réveillé ou presque. L’injecteur d’Écran était posé sur la tablette des W.C. Il le prit et se fit son injection matinale, machinalement, sans même y penser. On se levait, on se nettoyait, on pissait et on se faisait l’injection d’Écran : le même rituel quotidien pour tout le monde. Le soleil était en embuscade dans le ciel implacable, d’un blanc vaporeux, et il n’était pas question d’affronter sa merveilleuse férocité sans avoir renouvelé l’armure cutanée destinée à repousser ses assauts furieux.
Carpenter enroula une serviette autour de sa taille et se retourna vers le viseur. Jeanne le regardait d’un air bienveillant.
— Je préfère ça, dit-elle.
— Bon, bon, fit-il. Tu as dit que tu avais quelque chose à me proposer ?
— C’est possible ; cela dépend de toi. La dernière fois que nous nous sommes parlé, tu m’as dit que tu allais devenir fou si tu restais à Spokane et que tu n’avais qu’une hâte, recevoir une nouvelle affectation. Alors, Paul, qu’en dis-tu ? Une mutation, loin de Spokane, cela t’intéresse toujours ?
— Quoi ? Bien sûr que je suis partant !
Son pouls commença à s’accélérer. Il détestait Spokane et son boulot de météorologue dans ce coin paumé et désolé lui apparaissait de plus en plus comme un énorme détour dans sa vie.
— Je peux te faire quitter ce trou si tu en as envie. Que dirais-tu de devenir capitaine au long cours ?
— Capitaine au long cours ? répéta Carpenter d’une voix sans expression.
Elle l’avait pris au dépourvu. Il ne s’attendait certes pas à une proposition de ce genre. C’était comme si elle lui avait demandé s’il aimerait devenir un hippopotame.
Il se demanda si Jeanne pouvait lui monter un bateau, juste pour rigoler. Il était beaucoup trop tôt pour qu’il trouve la blague amusante. Mais, non, cela ne lui ressemblait pas.
— Tu parles sérieusement ? Tu veux dire en travaillant pour Samurai ?
— Bien sûr, pour Samurai. Je ne peux rien pour ce qui est de ta carrière, mais je peux t’obtenir une mutation, si cela te tente. Le Tonopah Maru, un remorqueur d’icebergs prêt à appareiller de San Francisco, a besoin d’un officier pour le commander, Salarié Échelon Onze. C’est arrivé ce matin au service du personnel. Tu es bien un Échelon Onze, Paul ?
Carpenter ne voulait pas paraître ingrat. Il l’aimait beaucoup et elle prenait soin de ses intérêts. Mais il était vraiment pris de court par cette proposition.
— Tu m’imagines dans la peau de l’officier commandant un remorqueur d’icebergs, Jeanne ?
— Et dans celle d’un météorologue ou dans tous les autres métiers que tu as faits ? Tu n’as qu’à t’en remettre à la providence de Dieu. De Dieu et de Samurai Industries. On t’enseignera tout ce que tu as besoin d’apprendre. Tu le sais bien. On te donne le cube d’instruction adéquat, tu le branches et, en deux heures, tu deviens aussi bon navigateur que Christophe Colomb. Mais, si l’idée de prendre la mer ne te plaît pas…
— Si, si… Continue. Est-ce qu’il y a des possibilités d’avancement ?
— Bien sûr. Tu passes dix-huit mois à bord de ton petit bateau à haler des icebergs en tenant en main ton équipage de matelots grognons mais compétents et je te parie que tu es promu Échelon Dix. Tu auras fait la démonstration de tes qualités de chef dans des conditions pénibles. On t’expédiera en Europe en t’aiguillant sur la filière administrative. Là, tu tiendras le bon bout et les portes de New Tokyo s’ouvriront devant toi. J’ai pensé à toi dès que la proposition nous est parvenue.
— Comment se fait-il que le poste soit vacant ? demanda Carpenter.
En règle générale, on s’arrachait immédiatement tout poste recelant des promesses d’avancement, aussi déplaisant fût-il, avant même qu’il ne soit proposé dans les services généraux de la Compagnie.
— Pourquoi personne de la division remorqueurs n’a-t-il sauté dessus ?
— Quelqu’un l’a fait, répondit Jeanne. Hier. Mais, deux heures plus tard, son numéro de loterie est sorti et il a embarqué sur une navette à destination d’une station orbitale. Comme ça, sans même prendre le temps de faire ses bagages. Je crois que c’était un poste sur Outback, peut-être Commonplace. La Compagnie, prise au dépourvu, a chargé le service du personnel de trouver un Échelon Onze, en quatrième vitesse. Dans les cinq noms de la première sélection, il y avait le tien. Je me suis dit qu’il valait mieux t’appeler avant de m’occuper des quatre autres.
— C’est gentil.
— Je perds ma salive, c’est ça ?
— Je t’adore, Jeanne.
— Je sais, mais dis-moi si ce boulot t’intéresse.
— Parle-moi un peu des délais.
— Tu disposeras de cinq semaines de transition. C’est suffisant pour mettre ton successeur au parfum, à Spokane, descendre à San Francisco pour suivre la procédure d’instruction et peut-être même passer quelques jours à Paris pour faire bombance et mener joyeuse vie, si tu tiens le coup.
Il y avait dans les yeux de Jeanne l’habituelle lueur ironique, mais Carpenter crut y percevoir une pointe de nostalgie. Du temps où ils travaillaient ensemble à Saint Louis, ils avaient entretenu des relations de séduction, s’amusant, chaque fois qu’ils se trouvaient en société, à faire croire aux autres qu’ils couchaient ensemble. Mais ce n’était qu’un jeu. Quelqu’un avait fait souffrir Jeanne, sur le plan sentimental, pas physique, dans un passé déjà lointain – Carpenter n’avait jamais demandé de détails –, et, autant qu’il pût en juger, elle était totalement asexuée. Il l’avait regretté, car lui ne l’était pas.