— J’aimerais bien, fit-il. Quelques jours à Paris. La Seine, la place de la Concorde, le restaurant de la tour Eiffel, le Louvre pendant une journée pluvieuse…
— Toutes les journées sont pluvieuses ici.
— Tant mieux… L’eau qui tombe du ciel, des gouttes qui s’écrasent sur le front, pour moi ce serait miraculeux. J’arracherais mes vêtements et je danserais tout nu sous la pluie en descendant les Champs-Élysées.
— Cesse de faire le mariolle. Tu te ferais arrêter au bout de deux secondes ; ici, il y a des flics à tous les coins de rue. Des androïdes, très stricts.
— Je leur dirais que je ne parle pas français. Est-ce que tu danserais avec moi ?
— Non, pas toute nue sur les Champs-Élysées.
— Et dans le grand salon du George-V ?
— Bien sûr, si c’est au George-V.
— Je t’aime, Jeanne.
Jamais il n’irait la voir à Paris, cela ne faisait aucun doute. Quand il serait revenu de son expédition au pays des icebergs, elle aurait été mutée au fin fond de la Terre de Feu, à Hong Kong ou à Kansas City.
— Je t’aime, dit-elle à son tour. Prends soin de toi, Paul.
— Pas de problème, fit Carpenter.
Le jour où sa mutation arriva enfin – il fallut une dizaine de jours, et il commençait à se demander si Jeanne avait réussi à tout mettre en branle –, Carpenter venait de travailler dix-neuf heures d’affilée au bureau de Spokane du service de météorologie de Samurai. Tout le monde était soumis au même régime. Une alerte toxique de niveau cinq, la plus grave de ces trois ou quatre dernières années, avait été déclarée, et tout le personnel du service météo mettait les bouchées doubles pour suivre les mouvements atmosphériques inhabituels qui pouvaient présenter un risque majeur pour l’ensemble de la côte Ouest.
Ce qui se passait, c’est qu’une vaste zone de hautes pressions venait de s’installer sur le Wyoming, le Colorado, le Nebraska et le Kansas. Il n’y avait là rien de vraiment nouveau ; une zone de hautes pressions se trouvait en permanence au-dessus de ces États, ce qui expliquait qu’il n’y pleuvait jamais ou presque.
Mais, cette fois, l’énorme masse d’air pesant, effectuant une puissante rotation en sens inverse des aiguilles d’une montre, commençait à attirer du Middle West sinistré des quantités de gaz à effet de serre. Toutes les abjectes substances toxiques – méthane, oxyde azoteux et autres saletés – qui, en temps normal, étaient disséminées dans l’atmosphère au-dessus de Chicago, Milwaukee, Saint Louis, Cincinnati et Indianapolis se trouvaient aspirées au nord du Nebraska et du Wyoming, jusqu’à l’Idaho.
En temps normal, il n’y aurait pas eu lieu de s’inquiéter. Il arrivait de temps en temps qu’un flux de saloperies atmosphériques, attiré au-dessus des États de l’ouest des Rocheuses, soit rapidement entraîné vers le sud-ouest avant de repartir d’où il était venu. Mais, cette fois, les détecteurs orbitaux signalaient la formation d’une suite de mouvements tourbillonnaires secondaires à la lisière occidentale de la zone de hautes pressions, turbulences assez fortes pour attirer le nuage toxique au moment où il amorçait un virage en direction de l’Utah et le pousser vers le nord-ouest du littoral pacifique. Il s’installerait quelques jours au-dessus de Seattle et de Portland, après quoi les vents dominants qui soufflaient du nord s’empresseraient de le pousser le long de la côte pour accabler successivement San Francisco, puis Los Angeles et San Diego.
Les grandes villes côtières avaient déjà assez à faire avec leurs propres productions toxiques ; si un paquet de saletés atmosphériques supplémentaires leur était expédié du Middle West, la pollution dépasserait de loin les seuils de tolérance en vigueur. L’effet serait comparable au souffle brûlant d’un dragon. Les gens tomberaient raides morts dans les rues, étouffés par la puanteur sulfureuse. Le nuage mortel brûlerait leurs narines, attaquerait leurs poumons, noircirait leur sang. Il faudrait ordonner à la population de rester cloîtrée chez elle ; la production industrielle serait suspendue, plusieurs semaines peut-être, de même que tous les transports par voie de terre non essentiels, pour éviter d’aggraver la situation. À court terme, ce serait un coup terrible porté à l’économie de toute la région, probablement accompagné de dommages durables causés à l’environnement : augmentation de l’arsenic, du cadmium et du mercure dans les réserves d’eau, dégradation continue de l’infrastructure, ravages causés à ce qui subsistait de la faune et de la flore de la côte Ouest. Les séquoias n’auraient pas d’endroit où se cloîtrer si un nuage toxique alerte cinq arrivait de l’est.
Mais il était encore possible, à tout moment, que la masse toxique fasse demi-tour et reparte sans avoir provoqué de dégâts. La diffusion prématurée de l’annonce d’un danger imminent qui ne se réalisait pas pouvait entraîner des fermetures d’usines inutiles et provoquer un mouvement de panique dans la population ; une fuite massive des habitants de la région provoquant un engorgement des voies de communication terrestres et une dégradation de l’environnement était vraisemblablement à redouter. La conséquence en serait une cascade de procès en dommages-intérêts, la catastrophe annoncée ne s’étant pas produite. Les gens demanderaient des réparations pour le traumatisme psychique, les dépenses inutiles engagées, l’interruption de leur activité professionnelle, tout ce qu’on pouvait imaginer. Samurai Industries détestait se laisser entraîner dans des procès de ce genre. La Compagnie avait de quoi payer, tout le monde le savait.
L’évolution de la situation exigeait donc d’être suivie dans le détail, minute par minute, et tout le personnel du service météo de Spokane avait été placé en service continu jusqu’à la fin de l’alerte. Carpenter, à qui on attribuait un don presque métapsychique pour prévoir les mouvements de l’air à grande échelle, était particulièrement sollicité. Bourré d’hyperdex, ruisselant de sueur, il avait passé la nuit devant son ordinateur, les perceptions aiguisées par la drogue, le regard rivé sur les traits et les points jaune et vert des images mouvantes, assimilant les données changeantes à mesure qu’elles arrivaient, dans l'espoir d’atteindre à une sorte de perception mystique de l’ordre cosmique des choses, une pénétration gestaltiste qui lui permettrait de lire l’avenir. La nuit s’écoula en un rien de temps. Et il venait de trouver ; oui, il venait de trouver. Scrutant le futur, se projetant quarante-huit heures plus tard, il venait de voir le nuage mortel de polluants atmosphériques amorcer un changement de direction – juste l’amorce d’un mouvement –, descendre vers Cœur d’Alene et infléchir d’une manière presque imperceptible sa course vers le sud et l’est… L’est, vraiment ? Oui, peut-être… oui.
— Carpenter.
… Oui, aucun doute, un changement dans le mouvement de l’air se produirait mardi, un peu après 15 heures…
— Carpenter ?
Une voix venue du néant : ténue, flûtée, agaçante. Carpenter agita la main avec colère, sans se retourner.
— Foutez-moi la paix, voulez-vous ? lança-t-il en s’efforçant de maintenir sa concentration.
— Le patron vous demande de faire une pause. Il veut vous parler.
— J’y suis presque arrivé ! Je vois… Et merde ! Merde !
Il frappa du poing l’angle de son bureau. L’interruption lui avait fait l’effet d’un seau d’eau glacée en plein visage. Tout avait volé en éclats, il était incapable de distinguer quoi que ce fût. Les images dansant sur le viseur n’étaient plus que taches en mouvement, dénuées de signification. Carpenter leva la tête, les nerfs tendus à se rompre. Une des coursières se tenait tranquillement à côté de lui, une frêle et pâle jeune fille, Sandra Wong, Sandra Chen, un nom chinois en tout cas, totalement insensible à son irritation.