— J’ai appris il y a bien longtemps, rétorqua Hitchcock, que lorsqu’un homme dit : « Vous pouvez me croire », c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire.
— Allez au diable ! lança Carpenter. Vous pensez que je les laisse délibérément en plan ? Nous n’avons pas le choix. Ils n’ont qu’à regagner leur bord, elle ne les tuera pas. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est la laisser agir à sa guise et tout se passera bien pour eux. Elle pourra les débarquer quelque part, sur une île, à Hawaii, peut-être. Mais s’ils viennent avec nous, ce sera la merde jusqu’à Frisco.
Et bien pire quand nous serons arrivés, ajouta-t-il intérieurement.
— Ouais, fit Hitchcock en hochant la tête. Nous y sommes peut-être déjà, dans la merde.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Regardez donc l’iceberg, répondit le navigateur. À la hauteur de la ligne de flottaison. Il commence à vraiment se creuser.
Carpenter saisit sa longue-vue et activa le biodétecteur. Il scruta le flanc de l’iceberg. Ce qu’il vit ne lui plut pas du tout. La chaleur était en train de faire de gros dégâts.
Cette journée était la plus chaude depuis leur entrée dans ces eaux. C’était presque comme sur le continent, avec les traînées de gaz toxiques au firmament, le rayonnement continu et torride d’énergie solaire, un torrent dévastateur d’infrarouges tombant du ciel souillé pour se déverser inexorablement sur la Terre. La chaleur s’accumulait, allait en augmentant. Le soleil semblait grossir de minute en minute. D’inquiétants crépitements magnétiques provenaient du ciel, comme si une ionisation de l’atmosphère était en cours.
Et l’iceberg commençait à remuer dangereusement. Carpenter percevait nettement les oscillations, les stries horizontales qui s’emplissaient d’eau et la mer, bien moins calme, à mesure que l’écart se creusait entre la température de l’air et celle de l’océan, et que des courants contraires se formaient.
— Bon Dieu ! souffla Carpenter. Comme cela, le problème est réglé. Il faut se mettre en route tout de suite.
Il restait beaucoup à faire. Conformément aux règles, Caskie entra en communication radio avec le calamarier pour les avertir que la pulvérisation de poudre d’étain allait commencer. Pas de réponse. Peut-être s’en fichaient-ils, ou bien ils ignoraient ce que cela signifiait ? Le navire était encore à l’ancre près de la langue de glace et une sorte de négociation semblait se dérouler entre les occupants du dinghy et les femmes restées à bord.
Carpenter donna l’ordre de faire fonctionner les canons qui pulvérisèrent des nuages étincelants de poudre métallique, recouvrant toute la surface visible de l’iceberg et, très probablement, le calamarier et son dinghy. L’opération prit une demi-heure. La mer était de plus en plus agitée et la montagne de glace se balançait d’une manière inquiétante, mais Carpenter savait que sa gigantesque base immergée suffirait, du moins il l’espérait, à le maintenir en équilibre jusqu’à ce qu’ils se mettent en route.
— Et maintenant, la jupe, ordonna-t-il.
Une opération délicate : un liquide thermoplastique projeté de la ligne de flottaison était pulvérisé sur l’iceberg aux endroits où il était le plus vulnérable aux assauts répétés des vagues. La difficulté consistait, pour pouvoir manœuvrer autour de l’iceberg, à manier habilement les câbles reliant les grappins au navire. Mais Nakata était un as. Ils levèrent l’ancre et commencèrent à contourner l’île flottante recouverte de la poudre métallique à l’éclat aveuglant, une montagne de lumière blanche.
— J’aime pas quand ça bouge comme ça, ne cessait de grommeler Hitchcock.
— Cela n’aura plus d’importance quand nous aurons commencé le remorquage, dit Carpenter.
La chaleur frappait comme un marteau, s’abattait avec violence sur la surface sombre de l’eau, mélangeait les couches thermiques, brassait les courants, mettait tout sens dessus dessous. Ils avaient attendu un peu trop longtemps avant d’agir. Profondément creusé, l’iceberg oscillait dangereusement, s’inclinant fortement contre le vent avant de basculer dans l’autre sens, comme une de ces poupées japonaises à la base arrondie. Du côté où il se trouvait, Carpenter ne pouvait voir l’autre navire, mais il devait être méchamment secoué. Le Tonopah Maru continua de faire le tour de l’iceberg, aussi loin que le permit la tension des câbles, puis repartit en sens inverse.
Quand ils arrivèrent sous le vent, Carpenter découvrit à quel point le calamarier était secoué par la mer. Il était à moitié submergé. La langue de glace près de laquelle il avait jeté l’ancre s’était dressée hors de l’eau et le frappait comme un pied géant.
— Bon Dieu ! souffla Hitchcock à ses côtés. Regardez-moi ça ! Ces abrutis n’ont pas bougé !
Le Calamari Maru embarquait des paquets de mer et commençait à sombrer. Les flots bouillonnants étaient agités par les mouvements d’une armada de calmars fraîchement libérés qui se propulsaient dans toutes les directions et s’éloignaient à toute vitesse. Trois dinghys dansaient sur l’eau à l’ombre de l’iceberg.
— Regardez-moi ça ! répéta Hitchcock.
— Mettez les moteurs en marche, ordonna Carpenter. Et foutons le camp d’ici.
Hitchcock le considéra d’un air incrédule.
— Vous êtes sérieux, cap’tain ? Vous êtes vraiment sérieux ?
— Et comment que je suis sérieux !
— Merde ! fit Hitchcock. Ce monde est une belle saloperie !
— Allez ! Occupez-vous des moteurs !
— Vous avez vraiment l’intention de laisser en pleine mer trois canots remplis de marins d’un navire en train de faire naufrage ?
— Oui, vous avez tout compris.
Carpenter avait le sentiment d’avoir la tête pleine d’étoupe. Ne prends pas le temps de réfléchir, se dit-il. Ne pense pas à tout cela. Agis.
— Et maintenant, mettez les moteurs en marche, je vous prie.
— Trop, c’est trop, fit doucement Hitchcock en secouant la tête d’un ample et lent mouvement. Là, c’est vraiment trop.
Il émit un son évoquant un buffle blessé et fit deux ou trois pas pesants en direction de Carpenter, les bras ballants, les poings à demi fermés. Le navigateur avança, les yeux plissés dans un visage qui paraissait étrangement bouffi. Il se dressa de toute sa taille devant Carpenter, en soufflant et en marmonnant des mots incompréhensibles, sombre, massif, menaçant. Il donnait l’impression de faire la moitié de la taille de l’iceberg.
Et merde ! songea Carpenter. Nous y sommes ! La voilà, ma mutinerie !
En grondant et en grommelant, Hitchcock commença à fermer les poings. Une exaspération mêlée de peur envahit Carpenter qui leva le bras sans réfléchir pour frapper Hitchcock avec force, assenant sur la bouche du navigateur un court crochet qui rejeta sa tête en arrière et le repoussa contre le plat-bord. Hitchcock heurta violemment le bois et rebondit. Un instant, il donna l’impression de devoir s’écrouler, mais il parvint à conserver son équilibre. Il émit un son plaintif, pas tout à fait un sanglot, plutôt un grognement. Un filet vermeil commença à couler sur les poils blancs de son menton.
Hitchcock sembla demeurer étourdi quelques instants, puis ses yeux parvinrent à se fixer sur Carpenter qu’il regarda d’un air abasourdi.
— Je ne voulais pas vous frapper, cap’tain, fit-il en clignant rapidement des yeux, d’une voix empreinte d’une douceur étonnée. On ne frappe jamais un capitaine. Jamais. Vous le savez bien, cap’tain.
— Je vous avais dit de mettre les moteurs en marche.
— Vous m’avez frappé, cap’tain. Pourquoi avez-vous fait ça ?
— C’est vous qui vous êtes jeté sur moi, non ?