— Vous avez cru que je me jetais sur vous ? s’écria Hitchcock en ouvrant des yeux immenses, injectés de sang, dans son visage noirci par l’Écran. Ho ! cap’tain ! Seigneur ! C’est pas possible, cap’tain !
Il secoua la tête et s’essuya le menton. Carpenter vit qu’il saignait, lui aussi, à la jointure d’un doigt, là où il avait heurté une dent. Hitchcock continuait à le regarder comme s’il contemplait un tyrannosaure sortant de la forêt juste devant lui. Puis la stupéfaction fit place dans son regard à quelque chose de plus doux, une sorte de tristesse, peut-être. À moins que ce ne fût de la pitié ? La pitié serait bien pire, songea Carpenter. Infiniment pire.
— Cap’tain…, commença Hitchcock d’une voix rauque, voilée.
— Ne dites rien. Allez seulement vous occuper des moteurs.
— Ouais, fit le navigateur. Ouais, cap’tain.
Il s’éloigna en traînant les pieds et en se frottant la lèvre.
— Caskie a capté un S.O.S. émis par une balise automatique ! cria Rennett, quelque part dans la superstructure.
— Rien à faire ! rugit Carpenter en réponse. On ne peut pas !
— Quoi ?
— Il n’y a pas de place pour eux ! lança Carpenter d’une voix coupante comme la glace. Pas question ! Rien à faire !
Il reprit sa longue-vue et la braqua sur les dinghys qui se rapprochaient. Ils avançaient, certes, mais leur progression était ralentie par une forte houle. Carpenter baissa vivement la lunette, avant d’avoir eu le temps de distinguer des visages. L’iceberg, étincelant de mille feux, continuait d’osciller. Carpenter pensa aux vents chauds qui, à l’est, balayaient le continent, les vents qui faisaient le tour de la planète, les vents secs qui n’apportaient jamais la pluie, mais aspiraient le peu d’humidité qui subsistait. C’était presque dommage de devoir repartir là-bas. Un retour vers l’enfer après de petites vacances en mer, voilà le sentiment qu’il avait. Mais telle était leur destination et, que cela lui plût ou non, il allait abandonner ces gens en pleine mer.
Il y avait parfois des choix dégueulasses à faire, quand les circonstances l’exigeaient. C’est comme ça, se dit Carpenter. La vie est dure, une vraie saloperie à certains moments. Et il y a parfois des choix dégueulasses à faire.
Il se retourna. Tous les regards convergeaient sur lui. Nakata, Rennett, Caskie. Tous les regards, sauf celui de Hitchcock qui s’affairait sur la passerelle à préparer les machines.
— Il ne s’est rien passé, déclara Carpenter à son équipage.
Il avait le cerveau comme engourdi. Il s’efforça de chasser de son esprit les événements qu’il venait de vivre.
— Absolument rien passé, reprit-il. Nous n’avons vu personne dans ces parages. Personne, c’est compris ? Il ne s’est absolument rien passé.
L’un après l’autre, ils acquiescèrent de la tête.
Un frémissement parcourut le navire quand le petit soleil de la salle des machines, la petite sphère de fusion, fonctionna à pleine puissance. Avec un grondement prolongé, les machines se mirent à tourner à toute vitesse. Le navire s’éloigna de la zone des eaux sombres en mettant le cap sur la mer plus bleue. Ils firent route vers l’est en poussant les machines pour essayer de prendre la fonte de vitesse. C’était l’après-midi ; derrière eux, l’autre soleil, le vrai, illuminait le ciel de son éclat furieux en s’éloignant vers l’ouest. C’était une bonne chose de faire route dans la direction opposée à celle que suivait le soleil.
Carpenter ne se retourna pas. À quoi bon ? Pour se fustiger alors qu’il n’avait pu agir autrement ?
Retour au bercail.
Retour vers la merveilleuse Amérique du Nord à l’âge de l’effet de serre.
« Ce monde est une belle saloperie », avait dit Hitchcock. Oui. L’iceberg qu’ils remorquaient, ce glaçon géant, combien de jours de réserves d’eau représentait-il pour la ville de San Francisco ? Dix ? Quinze ? Et après ? Il faudrait aller en chercher un autre ? Et chaque iceberg qu’on rapportait, c’était autant d’eau dont quelqu’un d’autre ne disposerait pas.
La jointure de son doigt le piquait à l’endroit où la peau s’était déchirée au contact de la mâchoire de Hitchcock. Il la frotta d’une manière absente, détachée, comme si c’était la main d’un autre. Ne pense qu’à suivre ta route vers l’est, se dit-il. Tu remorques deux mille kilotonnes d’eau congelée depuis un million d’années, pour les assoiffés de San Francisco. Pense à des choses agréables. Pense à ta prime. Pense à ta prochaine promotion. Rien ne sert de regarder en arrière. Tout ce que tu gagneras à regarder en arrière, c’est de te faire mal aux yeux.
19
Quand Enron regagna l’hôtel, en fin d’après-midi, tout était d’une propreté impeccable, le lit soigneusement fait, pas la plus petite trace d’une odeur de sueur, pas le moindre relent de luxure. Tout donnait à penser que personne d’autre que Jolanda n’était entré dans la chambre depuis le matin. Après avoir rejoint Kluge qui n’avait pas encore réussi à retrouver la piste de Davidov et des autres conspirateurs, Enron avait déambulé nerveusement pendant plusieurs heures dans la station orbitale, s’arrêtant dans les cafés pour tuer le temps, furetant de-ci, de-là, au hasard, attendant de pouvoir rentrer sans risque.
— Alors ? demanda-t-il à Jolanda dès qu’il la vit.
Elle s’était changée depuis le déjeuner et portait un caftan aux couleurs éclatantes, orné sur les côtés de flots de rubans iridescents vert, rose et jaune, accentuant hardiment l’ampleur de ses formes. La fatigue se lisait sur son visage. L’effet de l’hyperdex doit être en train de s’estomper, se dit Enron.
— Alors, comment est-ce de baiser avec un homme qui n’a pas d’yeux ?
— Marty…
— Je t’en prie ! Nous ne sommes plus des enfants. Tu l’as amené ici ; cette chambre a un lit et une porte qui ferme ; j’imagine ce qui a dû se passer. C’était bien ton idée, non ? De l’amener ici sous prétexte de prendre des mesures pour une sculpture et de terminer au lit ?
— Ce n’était pas un prétexte, riposta Jolanda avec une certaine vivacité.
Assise à la fenêtre, elle tournait le dos au panorama extraordinaire qu’offrait, sur la toile de fond des ténèbres de l’espace, un semis d’étoiles et de planètes étincelantes au milieu desquelles filaient les satellites L-5.
— J’ai vraiment pris ses mesures, protesta Jolanda. J’ai réellement l’intention de sculpter un buste de lui. Tiens… regarde… poursuivit-elle en lui montrant une petite pile de cubes de données. Toutes les mesures sont là.
— T’a-t-il dit comment il te voit ? Tu sais que, pour lui, tout n’est que figures géométriques ? Une géométrie très étrange.
— Il a dit que j’étais belle.
— Oui, c’est vrai. Il m’a décrit la manière dont il voyait une femme et je ne l’oublierai jamais. C’était lors de notre première rencontre, quand nous étions à Caracas pour cette conférence sur l’extraction du molybdène et du béryllium de l’eau de mer. La femme en question était péruvienne ou chilienne, je ne sais plus, et elle te ressemblait un peu… Oui, des mamelles comme les tiennes, une femme très forte, pas vraiment grasse, mais plantureuse et extrêmement…
— Je m’en fiche, Marty.
— J’étais avec Farkas au bord de la piscine, quand elle est sortie de l’eau telle Aphrodite, tu vois. Une Aphrodite aux formes généreuses, à la manière de Rubens. Les seins gros comme ça, les bras comme des cuisses, les cuisses encore plus fortes, mais tout très bien dessiné, parfaitement proportionné. Mais gros, un peu comme toi. En la voyant, j’ai glissé quelque chose à Farkas, une remarque sur ce corps, oubliant qu’il n’avait pas d’yeux. En riant, il m’a dit : « Pour moi, elle est quelque peu différente. » Je crois qu’il m’a dit qu’elle lui apparaissait sous la forme de trois tonneaux posés sur le côté et réunis par un câble ardent. Peut-être y avait-il cinq tonneaux ; en tout cas, c’était très beau pour lui. Chaque personne est entièrement différente des autres pour Farkas, elle a une forme individuelle. Les informations qu’il perçoit par ses sens n’ont rien à voir avec celles que nous recevons. Je suis content qu’il t’ait trouvée belle, poursuivit Enron en souriant. Car tu l’es, comme l’était cette femme à Caracas. Et, au lit, tu es merveilleuse. Comme il l’a découvert, je n’en doute pas.